L’écriture, au lieu du père

A la fois surprenante et iconoclaste, l’œuvre de Marc-Emile Thinez, publiée aux Editions Louise Bottu, est une quête acharnée de la figure paternelle et une réflexion originale sur l’écriture et la transmission. Dans 1402 : La Révolution en 140 tweets ou Les lendemains qui gazouillent (2014), l’auteur pense la révolution et la course à pied dans une série de tweets aphoristiques oscillant entre évocations du père et exercices d’écriture sous contrainte. Dans son Dictionnaire de trois fois rien suivi de Dictionnaire de rien du tout (2015), il s’aventure à composer deux dictionnaires et une grille de mots croisés autour de l’univers paternel. Son dernier ouvrage, L’Eternité de Jean ou l’écriture considérée comme la castration du maïs, revisite le rapport du père à l’écriture à partir des thèmes de l’absence, du manque et de la possibilité de création à l’ère du déclassement social.


Absence et présences du père

« Aujourd’hui mon père est mort. J’ai ouvert ses tiroirs, sa malle. Une malle pleine de Jean. Feuillets, calepins, lettres et tracts, notes et citations, un fouillis » : l’écriture de Thinez transforme l’absence du père en présences de l’écrit, en fragments de textes éclatés. Cette « malle pleine de Jean », ou « de gens » en référence au titre d’un ouvrage consacré par l’écrivain italien Antonio Tabucchi à Pessoa, annonce une figure paternelle démultipliée, insaisissable. A la perte du père vient se superposer l’évanescence de sa parole : « Les mots de Jean, j’essaie de les mettre en ordre ils m’échappent ». Après tout, comment mettre en ordre des pages gribouillées, des « brouillons éternels » découverts au fond d’une malle ? Comment dire et transmettre le « bégaiement » d’un père par-delà l’impuissance et l’absence ?

La structure du livre, organisée en une suite de « planches », de « tableaux » et d’« épisodes », révèle une volonté de faire éclater les lieux de l’écriture, comme pour mimer la quête fragmentaire du père. Le texte se fait à la fois caisse de résonance, miroir brisé et prolongement libre de la parole paternelle. Le père, Jean Thinez, ouvrier et communiste, lecteur assidu de l’Huma et amateur de mots croisés et de dictionnaires, est habité par un désir d’écrire qu’il n’arrive ni à complètement assouvir ni à transformer en œuvre. Cette lutte paternelle inaboutie est le motif même du livre. Si le père « cherche une phrase au moyen d’autres phrases », le fils enchaîne les citations, accumule les épigraphes, composant son texte dans le sillage de Cioran et de Borges, mêlant ses réflexions à celles de Lacan, Auster ou Valéry, prélevant dans les écrits des autres des échos lointains de sa lecture du père.

Matière et métaphore du maïs

Dans ce champ de résonances autour du désir d’écrire paternel, L’Eternité de Jean introduit la castration du maïs comme une métaphore de l’écriture et du dénuement. Travail saisonnier, la castration (ou le castrage) est l’opération qui consiste à retirer les fleurs mâles des épis femelles pour éviter l’autofécondation et améliorer le rendement. Dans le texte, elle désigne par extension le mode d’écriture du père : notations, copies, successions de prélèvements et de reprises à partir d’articles de journaux ou de coupures de presse. Ecriture et castration du maïs sont les deux noms d’une même quête de sens, de lien et de subjectivité : « Couper, écrire, le même geste et croiser, métisser, hybrider. Soi par l’autre. Soi dans l’autre de soi ». En insérant dans son texte des données techniques et statistiques sur la production du maïs, Thinez pousse le parallèle à son extrême. Dans le livre comme dans les champs de maïs, la castration est automatisée, répétée, approchée sous plusieurs angles. Chez le fils comme chez le père, l’écriture comme castration est une quête ouverte de perfection : « Epurer, castrer. Encore épurer. Epurer jusqu’au dénuement. Rêve de perfection ».

C’est dire si L’Eternité de Jean est un texte sur le déclassement social, l’inégalité d’accès à l’univers de la création et la lutte silencieuse mais digne pour décrocher le droit de dire et de transformer les fragments de vie en matière littéraire.

L’originalité du texte de Thinez réside dans la variation permanente des niveaux de lecture et de signification. La castration, privation de « la faculté de se reproduire », désigne aussi « le manque symbolique d’un objet imaginaire ». C’est dire si L’Eternité de Jean est un texte sur le déclassement social, l’inégalité d’accès à l’univers de la création et la lutte silencieuse mais digne pour décrocher le droit de dire et de transformer les fragments de vie en matière littéraire. Partant, le livre se construit de manière progressive à coups de rapprochements intertextuels (Hommes de maïs est le titre d’un roman d’Asturias), de restitutions linguistiques et de recoupements de mots et d’images. Ainsi, à l’« angoisse d’une castration » liée au souvenir d’une menace paternelle, Thinez répond en soulignant la nécessité de recoller les morceaux, de greffer la voix du père, de se greffer au corps et au désir d’écrire paternels.

Dans le présent de l’écriture

Dans le champ lexical du maïs, la « planche » désigne quatre rangées de fleurs mâles castrées. Des rangées de maïs aux lignes de mots, Thinez fait tourner les vocables et leur sens. Si le champ de maïs est un « texte sans ponctuation », le texte est un champ qui reste à semer ou à explorer. Du « geste régulier répétitif » de la castration, l’auteur fait un motif littéraire, une ligne d’évocation où les références se confondent au point de perdre la paternité même de l’écrit : « Je ne sais pas ce que je veux dire ni si je veux dire quelque chose. Si c’est la vie de Jean, la mienne, si c’est lui qui castrait le maïs, si c’est moi. Si nous avons castré le même maïs ensemble ». De manière presque inattendue, le « je » de l’auteur s’ouvre pour inclure respectivement la voix, la signature, la nostalgie et les peurs du père : « C’est ma main, c’est son geste ».

Réécrire le père et son absence est une manière de se raconter dans le présent même de l’écriture, de se soumettre au jeu des variations, des reprises et des citations. Une réflexion, empruntée à Claude Simon, rappelle que l’« on n’écrit pas ce qui s’est passé avant le travail d’écrire mais bien ce qui se produit au présent de celui-ci ». Constamment attentif à ce présent de la création, Thinez fait de l’évocation paternelle un prétexte pour repenser l’acte de l’écriture. L’expérience du père est non seulement un héritage à faire vivre mais aussi une manière d’ancrer l’écrit dans la matière de l’absence, de mesurer le poids des codes et des contraintes, de déjouer un tant soit peu la tyrannie du style et la pression des conventions littéraires.

Critique, répétition et éternité

Par-delà la relation père-fils, le livre de Thinez investit en filigrane des questions d’ordre social et politique. En effet, il y a dans L’Eternité de Jean une critique sous-jacente d’une pseudo-modernité qui isole des territoires, exclut des hommes, prône la marchandisation, renforce les lieux communs et engendre la peur de l’autre. Au détour des pages, on lit que « Jean n’aime pas les Arabes, les pédés non plus. L’étranger lui fait peur, l’étrange. L’original et l’indifférencié. Tout ». Comment traiter cette peur ? Avec beaucoup d’obstination, Thinez cherche des réponses dans les origines de l’écriture, étouffe la logique du productivisme dans l’évocation de la création du monde, s’insurge contre « l’auteur propriétaire » en célébrant l’imitation, le partage, la circulation des textes entre les époques, les formes et les genres (le texte va jusqu’à intégrer des extraits publiés par l’Association Générale des Producteurs de Maïs !). Thinez rappelle à son lecteur que toute écriture porte en elle-même les germes de l’ailleurs et de la différence, « comme des reliques en vrac » qu’il s’agit ici d’exhumer et de redistribuer.

Pour autant, cette double réflexion sur l’écriture paternelle et la paternité de l’écrit semble se heurter sans cesse au flot des sentiments ambivalents que le père suscite chez son fils : amour, peur, honte et admiration. Comble du paradoxe : l’écriture désirée et rêvée par le père n’est peut-être rien d’autre que le lieu d’une énième blessure, puisque « dans l’écriture, il [le père] n’est plus rien, sûr de son impuissance ». Voici donc le fils condamné à répéter sans cesse sa tentative de redonner sens à la vie et aux gestes de son père. Les brouillons emmêlés, les fragments superposés, les notes rassemblées deviennent une manière de dire la lutte du fils qui prolonge celle du père : « Jean Thinez gribouilleur et la multiplication des brouillons qui ne mènerait qu’à de nouveaux brouillons. Y revenir. Y revenir encore. L’espoir dans la répétition. La révolution dans la répétition ». Cette révolution de mots promis à la réécriture est le chemin qui mène à l’éternité. Thinez écrit à la fois pour restituer et effacer les traces du père. Il y a dans cet exercice le sens d’une ténacité généreuse qui redonne vie à la mémoire et au souffle des mots. « Le but de l’écriture », nous dit Deleuze cité par Thinez, « c’est de porter la vie à l’état d’une puissance non personnelle ».

  • L’Eternité de Jean ou l’écriture considérée comme la castration du maïs Marc-Emile Thinez, Editions Louise Bottu, 140p. 14€, 2018

Khalid Lyamlahy


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