Deuxième film d’Aaron Sorkin après Le Grand Jeu, les Sept de Chicago s’intéresse à un morceau d’histoire de la contre-culture américaine. L’occasion pour le scénariste prodige d’Hollywood (The Social Network, Moneyball) de s’attaquer au film de procès et à l’institution judiciaire américaine
« Dreaming back thru life, Your time — and mine accelerating toward Apocalypse »
Kaddish (1957-1959) Allen Ginsberg
Dans le poème de Baudelaire intitulé Les Yeux des Pauvres, le poète et sa compagne s’installent sous les becs à gaz, en bourgeois, à la table d’un café étincelant. Dehors, derrière la vitre : des pauvres, dont les yeux effarés expriment le différentiel imperméable des classes.
On n’aurait pas cru pouvoir trouver du Baudelaire, dans le premier film de Sorkin, et pourtant : la métaphore de la vitre impénétrable où se croise le regard des classes, la voilà rejouée, comme en écho, à deux siècles d’intervalle, à la faveur d’une scène-allégorie, en laquelle Abbie Hoffman lui-même (Sacha Baron Cohen) voit une « métaphore superflue » (« an unnecessary metaphore »). Cette scène, c’est celle de la Haymarket Tavern.
A history of violence
Sous nos yeux de spectateurs que l’écran sépare de l’Histoire : un épisode fictif des émeutes de Chicago de 1968. Abbie Hoffman, Tom Hayden, Jerry Rubin – prétendus leaders de l’émeute – ainsi qu’un petit groupe de manifestants, se retrouvent le dos non pas au mur, mais à la vitre. La vitre sans teint de la Haymarket Tavern. À l’intérieur : des Nantis pour qui les sixties n’ont pas eu lieu (« Inside the bar, it’s like the 60’ never happened »). Dehors : les insurgés, c’est-à-dire ces mêmes sixties assiégées par la police anti-émeute de Chicago (« Outside the bar, the 60’ were being performed »). Mais à la différence du statu quo baudelairien – après tout, les pauvres, chez lui, sont dociles –, cette fois, sous les coups de billy des cops, la vitre et l’émeute éclatent – les sixties déferlent sur les fifties, brisant ainsi le métaphorique séparateur sans teint du temps.
Cette scène, qui n’est guère, à ma connaissance, renseignée dans les archives de Chicago, cristallise alors, pour nous, pour moi, pour Sorkin, le point de pénétration du hiatus américain en ses saccades réactionnaires et progressistes. Car le nom de la « Haymarket Tavern » invite tout spectateur doué de sens historique, à un autre saut dans le temps. Un saut en 1886, à Chicago, lors du massacre du Haymarket Square, mené par la police contre des ouvriers en lutte pour la journée de huit heures. Ce massacre conduisit au procès de huit « leaders » anarchistes accusés de « conspiration ». Situation relativement équivalente à celle de 1968, avec nos 7 de Chicago (qui, si l’on compte Bobby Seale, furent en réalité 8). Le procès de 1886 est par ailleurs considéré, aujourd’hui, comme une ignoble farce du pouvoir et l’origine de notre international premier Mai.
Le procès des 7 de Chicago appartient probablement plus à un temps de la revendication politique qui, aujourd’hui, ne nous apparaît plus aussi évident.
1886, 1968 : à en croire ce petit clin d’œil au passé, il existerait, pour Sorkin, des invariants temporels : 1886, 1968 – un même événement « émeute-procès-conspiration-désaveu » se réverbérant sans fin malgré les changements d’époque. C’est si vrai, qu’en un étrange tour de prestidigitation rhétorique, Sorkin, à propos de notre présent, aurait démiurgiquement décrété : « Le script [The trial of the Chicago 7] n’a pas changé pour refléter les temps, les temps ont changé pour refléter le script. » À quelques lettres près (substituez « script » par « esprit »), le philosophe idéaliste Hegel n’aurait pas dit mieux. Et certes, beaucoup l’ont vu, beaucoup l’ont senti à regarder le film : la cristallisation de cette « in-nécessaire métaphore » se hausse, semble-t-il, de nouveau, en 2020, à la hauteur de l’actualité. Encore une fois, c’est peut-être vrai. Mais le manque de finesse historique des critiques peut parfois écraser les strates du devenir en un gros mille-feuille indigeste. De Occupy à Minneapolis, en passant par Ferguson ou Standing Rock, les critiques ignorent peut-être ce qui fait la singularité de notre époque. Le procès des 7 de Chicago appartient probablement plus à un temps de la revendication politique qui, aujourd’hui, ne nous apparaît plus aussi évident.
« Si notre sang doit couler »
De quoi le film de Sorkin est-il le film ? Il est, très classiquement aux États-Unis, un film de procès. Il y a donc, comme souvent dans ce genre de film, deux couches narratives parallèles qui s’entre-expriment : les séances du procès en cours, d’un côté ; les faits révolus à la source de l’inculpation, l’émeute, de l’autre. Ce genre de narration double a une puissante fonction : elle élève les cahots heurtés du temps de l’Histoire aux clarifications judiciaires des procédures de l’État. En ce sens, si la lumière rationnelle est faite sur l’Histoire, c’est parce que des histoires vont être racontées, contredites, critiquées et amené à l’explicitation de leur propre sens. C’est cela un film de procès classique. Mais, évidemment, le procès n’est pas le thème du film : il en est la structure, il en est le comment narratif. Des thèmes, en revanche, il y en a bon nombre. Un des plus prégnant est : la violence. La violence non seulement comme tactique émeutière, mais surtout comme terreur policière.
Comme tactique émeutière d’abord : « DR King… Il avait un rêve, il a une balle dans la tête. Martin, Malcolm, Medgar et Bobby sont morts. Jésus aussi. Ils ont essayé la paix, tentons autre chose. » affirme Bobby Seale (Yahya Abdul-Mateen II), un des fondateurs du Black Panther Party. Le pacifiste David Dellinger (John Carroll Lynch), pourtant citoyen de bonne farine et objecteur de conscience, en viendra, excédé par les truanderies d’un pouvoir sénile personnifié par le Juge Hoffmann (Frank Langella), à donner du poing dans la figure des agents de sécurité – se consacrant par là même en héros, sous le regard empli de fierté de son jeune fils.
Comme terreur policière ensuite : maintes scènes d’une violence tant symbolique (l’infiltration d’espions parmi les émeutiers, les policiers retirant leur matricule avant de frapper leurs proies) que littérale (un plan serré sur une matraque éclatant le visage d’une jeune femme, le passage à tabac d’un Bobby Seale ligoté et bâillonné).
Sorkin à propos de la violence, est assez explicite : si le sang doit couler, qu’il coule dans toutes les rues de la ville. Voilà sa théorie politique. Elle demeurerait simpliste si la question subséquente « c’est bien beau mais… lequel, de sang ? », n’ouvrait pas le film sur des perspectives infinies. La réponse de Tom Hayden (Eddie Redmayne) : « je voulais dire, si NOTRE sang doit couler », suggère que Sorkin avait en tête moins l’appel au lynchage que la triste fatalité infernale du sang versé, dont la Bible, on le sait, dit qu’il appelle toujours sa vengeance.
Contre les mensonges obstinés d’une administration scandaleuse, ce film propose le courage vivant de la vérité.
Au-delà de la violence, les problèmes que posent les institutions corrompues, une administration obscure et fourbe (celle de Nixon !) ou encore une Justice en sénescence phase terminale, sont articulés à une problématique plus optimiste : celle du courage. Le courage de l’engagement, le courage de l’Idée vraie, le courage de porter au-delà de soi, un monde, une pensée. Le courage, chez Sorkin, c’est celui de l’ex-ministre Ramsey Clark (Michael Keaton) trouvant l’audace de témoigner contre l’État même qu’il servait naguère. C’est celui de Bobby Seale, sans avocat et noir, se dressant à la face d’un jury blanc, pour se défendre seul. C’est celui d’Abbie Hoffman, Jerry Rubin (Jeremy Strong) de mener une marche pacifiste porteuse d’un monde heureux malgré l’interdiction et l’arsenal de l’adversaire. C’est celui, surtout, poétique, de Tom Hayden, sacrifiant la clémence du Juge à l’énumération solennelle de toutes les vies américaines fauchées au Vietnam pendant toute la durée du Procès. C’est le courage de savoir que le décompte des morts se poursuit, même si la farce qui se joue publiquement sert à les enterrer. C’est, enfin, contre les mensonges obstinés d’une administration scandaleuse, le courage vivant de la vérité.
Il faut voir ce film afin d’en déployer l’inessentielle métaphore : là où sur les vitres se reflète votre âme, qu’y a-t-il au-delà du reflet ?
Blaise Marchandeau-Berreby
- Les Sept de Chicago, un film de Aaron Sorkin, avec Yahya Abdul-Mateen II, Sacha Baron Cohen, Joseph Gordon-Levitt – Disponible sur Netflix