Dans le dernier roman de Laurent Mauvignier, les Histoires de la nuit sont un recueil de contes que Marion lit à sa fille, Ida, le soir avant de se coucher. Des histoires « parfois un peu effrayantes, c’est vrai », mais que Marion enjôle d’un ton riant « exagérément pénétré comme pour désamorcer tout risque de peur chez sa fille ». Bien qu’Ida fasse semblant de ne pas en avoir peur, ces histoires « s’immiscent secrètement dans ses rêves » et parfois même elle se réveille en tremblant. Dans cette Histoire[s] que nous lisons – comme une histoire parmi ces Histoires – Ida ne se laissera pas absorber par la peur et les dragons, elle leur cassera bien les dents.
Nous pénétrons dans la vie de famille paisible et banale des Bergogne habitant une des trois maisons du hameau des Trois-Jeunes-Filles à la Bassée. Ils n’ont qu’une seule voisine, Christine, une ancienne artiste à la mode qui s’est exilée à la campagne « au milieu de nulle part, dans la cambrousse, un endroit dont personne ne parle jamais et où il n’y a rien à voir ni à faire […], un endroit où on lui foutrait la paix ». Ici, Christine accompagnée de son chien Raja, passe ses journées à peindre dans son salon qu’elle a aménagé en atelier. C’est chez elle (chez « tatie ») qu’Ida passe ses après-midis après l’école en attendant le retour de ses parents, Patrice (« le père Bergogne ») qui est fermier, et sa mère, Marion, qui travaille dans une imprimerie à quelques kilomètres de la maison. Un après-midi, alors qu’Ida, Patrice et Christine préparent l’anniversaire surprise de Marion, Raja disparaît mystérieusement et trois inconnus rôdent autour du hameau.
Le roman nous enferme rapidement dans ce huis-clos familial où les secrets du passé finissent par surgir, le temps d’une nuit au cours d’un dîner, où la tension qui s’installe dans la maison monte progressivement jusqu’à exploser en un véritable spectacle de la catastrophe. Cette tension qui anime le récit, qui s’intensifie et suspend le lecteur, est, il me semble, à la lumière de l’œuvre de Laurent Mauvignier. Une œuvre qui elle aussi monte en crescendo. Tout d’abord, car tout lecteur habitué à l’auteur aura remarqué la longueur du récit : près de 600 pages pour ce neuvième roman de l’écrivain, une nouveauté parmi ses récits antérieurs. Puis, et surtout, je trouve qu’Histoires de la nuit est d’une puissance littéraire incroyable. Ici se déploie l’écriture de l’écrivain dans toute sa prouesse et sa maîtrise romanesque, stylistique et littéraire : une écriture plus lente, scrupuleuse avec une attention et une finesse particulière à décrire les paysages, l’atmosphère, les personnages. Avez-vous remarqué la beauté des débuts de chapitres ?
Dans Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier va au bout de sa plume, comme si celle-ci se révélait, dans toute sa splendeur romanesque et littéraire.
Dans le fond, l’histoire de ce récit, tout le monde la connaît. Laurent Mauvignier le dit lui-même, cette histoire est prévisible, clichée. On l’a déjà vue à la télévision ou bien lue dans la rubrique faits-divers d’un journal. L’intrigue n’a donc rien d’originale, mais c’est précisément ce que l’écrivain en fait qui est intéressant. Beaucoup ont caractérisé ce roman de thriller. Je ne suis personnellement pas une lectrice de ce genre et je ne peux pas confirmer si ce roman s’y apprête. Pour autant, il y a bien une tension qui se lit entre ces pages, et ce sentiment de peur voire même d’angoisse que la lecture nous procure vient certainement du fait que cette histoire pourrait précisément ne pas être une fiction.
À La Bassée, lorsque le drame s’invite dans une vie de famille banale
Le récit se déroule une nouvelle fois à La Bassée, monde rural et ouvrier que les fidèles lecteurs et lectrices de Mauvignier ont déjà rencontré dans ses romans précédents, notamment dans son tout premier Loin d’eux.
La vie des Bergogne, elle, est rythmée par la banalité du quotidien où « presque tous les soirs se répètent les mêmes gestes, les mêmes actions insignifiantes et lentes, mécaniques presque, effectuées les unes après les autres sans qu’on les interroge ni les mette en doute ». Mais dans le même temps, c’est à cette routine, à ce quotidien qui se répète, que s’accrochent les personnages. Comme si ces habitudes étaient devenues un rituel, un passage obligé afin de maintenir un lien entre eux : la surprise qu’organisent Patrice et Ida pour l’anniversaire de Marion, le « moment » où Marion pose le livre des Histoires de la nuit sur la table de chevet et qu’elle embrasse Ida, la préparation du dîner, etc.
Comme pour ses romans précédents, on retrouve ici la particularité de Mauvignier de creuser la complexité de personnages lambda aux prises avec eux-mêmes, avec leur passé ou leur condition sociale, face à la banalité du drame qui advient. Mais le roman met le doigt sur ce que ce drame signifie pour ceux qui le vivent, sur ce que chacun des personnages éprouvent et la façon dont ils y répondent. C’est certainement cette empathie que l’on éprouve pour les personnages qui rend le roman de Mauvignier si touchant.
Une maîtrise stylistique et romanesque
Rappelons brièvement ce style mauvignier : une sensibilité au langage, à dire l’indicible et les silences, les nombreuses circonlocutions nécessaires pour trouver le mot parfait pour témoigner du sentiment
Ce qui m’a particulièrement frappée à la lecture de ce roman, comme beaucoup d’autres, c’est la maîtrise stylistique et romanesque de l’écrivain. Rappelons brièvement ce style mauvignier : une sensibilité au langage, à dire l’indicible et les silences, les nombreuses circonlocutions à répétition ne serait-ce que pour effleurer le mot qui décrirait le plus véridiquement possible un sentiment ou une émotion ressentie par l’un des personnages, etc. C’est en effet ce que j’aime dans l’œuvre de Laurent Mauvignier, cette écriture qui raconte une bataille contre l’indicible, une bataille avec et contre les mots afin d’exposer un dicible refoulé ou dissimulé. Mais ici, bien que l’on retrouve cela dans le roman, le style me semble différent : le rythme n’est pas haché, saccadé ou haletant, il est au contraire plus lent, il creuse. Les phrases sont plus longues, elles s’étirent, se promènent d’un personnage à l’autre sur les pages. Mais parallèlement à cette lenteur, il y a une tension, une peur qui monte en crescendo créant l’illusion d’une intensité du rythme.
Le narrateur joue sur une binarité très intéressante. On oscille entre une dilatation du temps et un basculement rapide, voire une juxtaposition des points de vue. La force du roman de Mauvignier réside peut-être dans le fait que, même s’il ne se passe que très peu de choses, le récit reste dynamique. On ne se rend presque pas compte, après avoir dévoré un ou deux chapitres d’une traite, qu’il ne s’est finalement rien passé, qu’on a lu la même scène démultipliée sous tous les angles ou qu’on a lu deux scènes simultanément en passant par d’innombrables détails sur le ressenti de chacun, sur les gestes, les regards, et les silences. La lenteur de l’intrigue combinée à la multiplication et la juxtaposition des points de vue opère une dynamique de crescendo dans le roman : la tension, la peur, le suspense, tous ces sentiments s’intensifient et se croisent petit à petit.
Il y a cette scène que je trouve particulièrement remarquable, celle où Bègue (un des trois inconnus) fait irruption dans le salon des Bergogne, le visage en sang, blessé à la main, bafouillant que Christine ne lui a pas laissé le choix. La narration, d’abord focalisée sur Bègue qui court jusqu’à la maison des Bergogne afin d’expliquer ce qui s’est passé, est brutalement interrompue par la phrase ci-dessous du narrateur, comme mettant les propos de Bègue sur pause, lui coupant la parole afin que le lecteur se concentre sur le point de vue des autres personnages, sur leur perspective de la scène :
« Alors ce qui se passe va très vite, et c’est comme si seulement un très long ralenti pouvait le rendre visible. » (p.495)
La scène entière est racontée en quatre phrases seulement et s’étend sur huit pages : la démultiplication des points de vue – au sein d’une même phrase ! – donne à lire la scène sous tous les angles créant véritablement une impression de ralenti, voire d’arrêt sur image, alors même que tout dans l’écriture semble s’accélérer.
Par ailleurs, si la particularité de Mauvignier a très tôt, c’est-à-dire dès la parution de son premier roman Loin d’eux, été caractérisée par son talent à dire le silence, dans Histoires de la nuit celui-ci se trouve presque enrobé de « bruit ». Comme si l’écriture ne laissait justement pas le silence s’installer entre la lecture et le texte, entre le lecteur ou la lectrice et les personnages. Le silence, alors même que nous le savons présent, ne nous est pas donné à éprouver. Par exemple, dans les premiers textes de Mauvignier le silence était matérialisé par du blanc sur la page, par des phrases inachevées, signe du langage qui achoppe et du silence qui s’installe (voir Loin d’eux où ce procédé est récurent) : là le silence nous l’éprouvions, tandis qu’ici, il n’est pas matérialisé dans le texte de cette manière – bien que les phrases restent parfois inachevées –, car celui-ci ne s’installe pas. Il est comblé par les pensées de chacun, par la description d’un mouvement, d’un geste ou même d’un regard. Dès que celui-ci semble s’installer, la narration bascule vers un autre personnage, dans une autre pièce.
Quand l’impossibilité de regarder et voir l’autre signe l’échec de la communication et du langage
Peut-être est-ce dans les regards qu’il faudrait lire le silence. Car si regards il y a, ceux-ci ne se croisent pas, ils s’évitent, ils n’osent pas se rencontrer comme on n’oserait pas se parler ou briser le silence. Une fois encore, la communication entre les personnages échoue. C’est ce que je trouve touchant dans les romans de Laurent Mauvignier, cette communication qui échoue alors que tous les efforts sont déployés pour se parler, se dire les choses.
Dans cette atmosphère très pesante et stressante, où nul mot n’ose être prononcé, c’est par les yeux que les personnages souhaitent communiquer. Mais même cette tentation se révélera être un échec. Marion sait qu’elle devrait rencontrer le regard de son mari – « cette fixité », « son attente qui l’écrase, cette accusation dans les yeux de son mari » qu’elle peine à supporter – afin de lui partager ses secrets qu’elle a si fortement enfouis et qui s’apprêtent à être dévoilés par Denis. Car si la vérité doit sortir, « pourvu que ce soit avec ses mots à elle ». Mais elle n’osera pas lever son regard vers lui.
La compréhension de l’autre, d’ailleurs, est vouée à l’échec dès le début du roman où la communication est d’ores-et-déjà présentée comme un effort pénible à surmonter
Ici le regard a l’opportunité d’être plus communicatif que les mots, car Marion sait qu’elle pourrait demander à Patrice « sans un mot, de ne pas croire ce qu’ils disent mais de croire ce qu’il voit dans ses yeux à elle, dans la promesse silencieuse qu’elle lui ferait de lui raconter tout ». Les regards, idéalement s’ils se rencontraient, tisseraient un lien, une intimité dans le couple qui permettrait de vaincre la violence des mots sortant de la bouche de Denis ou de Christophe. C’est cette impossibilité de regarder l’autre, de le voir, qui signe l’échec de la communication et du langage lui-même. La compréhension de l’autre, d’ailleurs, est vouée à l’échec dès le début du roman où la communication est d’ores-et-déjà présentée comme un effort pénible à surmonter, comme un de ces autres gestes que l’on répète comme un rituel.
Car déjà, au début du roman, nous sommes face à cette famille qui doit se parler non pas pour se dire des choses, mais pour combler un vide. « Tous les soirs pour [Patrice] il y a cette conviction qu’il faut qu’on se parle, on doit se parler, il le faut, il ne veut pas du silence de mort qui régnait dans son enfance autour de cette table, avec ses parents et ses frères » peut-on lire dans les premières pages du roman (je souligne). On voit bien ici que l’importance est portée sur l’action de parler, non sur la communication et sur ce que le langage peut créer : des liens, une intimité. C’est cette confusion innocente de Patrice, entre le fait de parler et la fonction même du langage et de la parole à tisser du lien, qui brouille la communication entre les trois personnages, et précisément au sein du couple. La parole, le langage semblent remplir ici davantage une fonction de devoir moral que de communication avec autrui.
L’impuissance du lecteur, le pouvoir de la fiction ?
Enfin, ce qui fait d’Histoires de la nuit un grand roman c’est certainement, selon moi, le pouvoir de la fiction qui est à l’œuvre. En effet, alors que nous, lecteurs et lectrices, avons lu une centaine de pages et sommes dorénavant bien familiers avec les personnages et que nous éprouvons soit de la sympathie ou de l’antipathie pour eux, c’est à partir de ce moment-là que le drame – la prise d’otage – s’invite dans le récit, que la tension et le suspense vont s’accentuer et que nous demeurons impuissant face aux personnages.
Au détour d’une stratégie narrative et stylistique, le romancier nous rend impuissant face au drame qui se déroule sous nos yeux car nous savons ce qu’il va se produire avant même que l’événement ait lieu. Par exemple, lorsque Christine est dans la cuisine en train de préparer le gâteau d’anniversaire pour Marion, le narrateur nous informe sur la suite des événements :
« Pour l’instant, elle ignore les bruits, n’en est pas encore à les surprendre un peu partout autour d’elle, comme elle va le faire dans quelques minutes.
Pour l’instant, elle ne prête aucune attention à ces froissements, ces souffles ou ces pas qu’elle commencera à percevoir seulement quand elle aura fini d’installer sur sa table de cuisine les ingrédients et les ustensiles dont elle va avoir besoin.
Pour l’instant, donc, elle ne fait pas attention aux bruits de l’extérieur, ni au fait que son chien n’est toujours pas revenu auprès d’elle. […] »
Le narrateur nous permet d’avoir une vision globale de l’événement qui va se produire et nous positionne presque comme voyeur (spectateur ?). Cette technique narrative atténue et intensifie à la fois le suspense que nous pouvons ressentir : il l’atténue d’une part car il n’y a plus d’effet de surprise (nous connaissons la suite), mais l’intensifie d’autre part car nous sommes frustrés de la connaître, comme si nous en étions complices au détriment du personnage, sans savoir pour autant quand cet intrus qui fait du bruit surgira dans la pièce.
C’est ainsi, peut-être, qu’il faut lire le pouvoir de la fiction à l’œuvre.Malgré l’idée que cette histoire pourrait précisément ne pas être une fiction, ce sont bien par ces techniques narratives que ce texte se présente comme un récit fictionnel. Le dénouement, d’ailleurs, se révèle être un véritable théâtre de la catastrophe, dramatique, à la fois prévisible et déroutant. Il faudra le lire – et jusqu’au bout ! – pour connaître le verdict.
Morgane Pernet