Les graines du figuier sauvage

Les graines du figuier sauvage : l’ennemi intime

C’est en tant qu’exilé que Mohammad Rasoulof a présenté Les Graines du figuier sauvage au dernier festival de Cannes. Le cinéaste a fui l’Iran afin d’échapper à une peine de huit ans de prison pour « collusion contre la sécurité nationale ». Le film dépeint avec brio l’autocratie miniature d’une famille au bord de l’implosion, en regard du régime de terreur patriarcal iranien ébranlé par la révolte populaire du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

Si un film est en partie un document sur ses conditions de réalisation, Les Graines du figuier sauvage constitue un enregistrement édifiant sur les difficultés à exister en tant que cinéaste et à raconter la vie d’un pays aussi autoritaire et de son peuple. Mohammad Rasoulof fait partie de ces réalisateurs iraniens maintes fois emprisonnés, contraints de fuir leur pays, à l’instar de Mostafa Aleahmad ou Jafar Panahi. Tourné sur place en toute discrétion et bravant la censure, le film fut monté en dehors du pays, à l’abri du regard inquisiteur des mollahs. Tourner sans autorisation est déjà un acte politique indissociable du fond du propos.

Impressionné par l’ampleur des manifestations du mouvement « Femme, Vie, Liberté » en 2022 et par le courage de ces femmes dévoilées, Rasoulof transpose les enjeux politiques du plus gros soulèvement de ces quarante-cinq dernières années dans le cadre feutré d’une famille de la capitale. Soit la déchirure entre un père, Iman, récemment promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire et ses filles, Rezvan et Sana, partisanes du mouvement de contestation. Najmeh, la mère, passera quant à elle du soutien inconditionnel à son mari à une prise de conscience graduelle de la tragédie en cours. La situation dégénère lorsque Iman soupçonne Rezvan d’avoir volé son arme de service.

Larmes fatales

Dans une optique différente du projet documentaire de Merhan Tamadon, rejouant jusqu’au malaise le plus extrême les traumatismes des prisonniers politiques iraniens, Rasoulof creuse la veine de la fiction politique sans jamais réduire ses personnages féminins à leur statut de victime, mais en leur conférant une puissance d’agir révolutionnaire teintée d’hésitation, de doutes et d’anxiété. Le cinéma de Rasoulof est ainsi peuplé de personnages tiraillés de dilemmes moraux insondables.

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Dans Le diable n’existe pas (2021), son précédent film, il examinait les failles psychologiques d’individus confrontés à l’application de la peine de mort, mettant à jour leurs contradictions et leurs pertes de repères dans une théocratie où la partition du bien et du mal dépend de l’arbitraire du pouvoir. Et c’est à travers le personnage déterminé et excessif de Reza, dans Un homme intègre (2017), qu’il caractérisait le combat contre la corruption endémique de l’État, ce poison contaminant toutes les sphères de la société.

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Les Graines du figuier sauvage constitue une charge politique encore plus frontale, prenant fait et cause pour le vent de révolte porté par la jeunesse étudiante, révulsée par la mort de Jina Mahsa Amini suite à son arrestation par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés ». Un engagement politique personnifié par Rezvan et Sana, horrifiées par les violences policières envers les manifestants. Une sauvagerie légale que Rasoulof illustre par de véritables extraits vidéos diffusés à l’époque sur les réseaux sociaux. La réalité fait ainsi irruption dans la fiction avec fracas, à l’image de cette amie de Rezvan venant se réfugier dans l’appartement familial, le visage défiguré par une explosion de chevrotine.

À cet instant, les contradictions morales trouvent leur point d’incandescence dans le personnage de Najmeh, le plus intéressant du film car le plus ambivalent. À la fois épouse fidèle cherchant à tenir son rang et à gravir l’échelle sociale elle n’en demeure pas moins une femme dans un monde d’hommes, consciente, comme ses congénères, d’être une citoyenne de seconde zone. En enlevant un à un les bout de métal incrustés dans le visage de l’étudiante blessée, le déni – fût-il de façade – n’est désormais plus une option. À l’inverse, gagné par une paranoïa aiguë, Iman, défenseur imperturbable de la machine criminelle étatique, demande à un ami d’interroger ses filles et sa femme à la manière des prisonniers politiques. La séquence, glaçante, illustre les méthodes de torture psychologique décrits dans les documentaires de Tamadon.

Rasoulof use avec subtilité des symboles d’une jeunesse en lutte contre un vieux monde qui l’enchaîne.

La force de dire non

La tension familiale atteint son paroxysme dans une dernière partie particulièrement anxiogène et étouffante, où la mise en scène crée une dynamique du danger via un montage nerveux. Fuyant l’agitation de la ville et les menaces qui planent sur elle, la famille se réfugie dans la maison d’enfance d’Iman à la campagne. Coupé du monde et parfois d’électricité, le bon père de famille, rendu fou par la perte de son pistolet, se mue geôlier en séquestrant sa femme et sa fille ainée tandis que Sana parvient à s’échapper.

Resserrant le cadre de l’action, le film prend des allures de huis clos dans lequel le « chef de famille » exerce toute la brutalité de son pouvoir sans craindre la moindre intervention extérieure. Basculant dans le thriller psychologique, les enjeux politiques laissent place à un objectif simple et cruel : survivre. C’est en prenant habilement le contrôle de l’espace – mégaphones à l’appui – que Sana parviendra à libérer sa sœur et sa mère. Rasoulof use avec subtilité des symboles d’une jeunesse en lutte contre un vieux monde qui l’enchaîne.

Partant, le délire paranoïaque et la violence d’Iman envers sa propre famille figurent le patriarcat morbide de la République islamique dévorant ses propres enfants, tel un ogre les poursuivant sans relâche dans le labyrinthe de leurs désirs, avant de s’effondrer sur son propre poids de haine, de peur et de lâcheté. Tuer le père pour survivre en tant que fille, abattre la tyrannie pour vivre en tant que femme : la liberté se paie dans le sang.

  • Les graines du figuier sauvage, un film de Mohammad Rasoulof, avec Misagh Zare, Soheila Golestani, Masha Rostami. En salles le 18 septembre 2024 

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