Les Forains : une ode à la marge

Dans une halte kitsch et sensible signée Lorraine Résillot, la caravane des Forains de Stephan Wojtowicz s’installe au théâtre de la Flèche jusqu’au 15 mars. Fragile lueur au cœur d’une nuit trop noire, la lanterne de trois forains en panne attire deux passagers que le train de la normalité a recraché sans crier gare. Dans un éclat de rire contagieux et bon-vivant, la pièce questionne nos conformismes et révèle la vivacité d’une marginalité puissante et belle, parce que choisie. 

Phénomène de foire

La fête foraine est le dérivé de l’ancien théâtre de la foire. C’est un rassemblement en plein-air qui a lieu chaque année à une date fixe. Avec ses attractions, ses manèges, ses jeux de tir et ses bonbons, elle emplit nos communes de sa vitalité acidulée puis laisse un doux parfum de barbe à papa dans son sillage. Un monde que portent à merveille Jackie, Eddie et Nono, les trois forains de Stephan Wojtowicz, dans des dialogues qui grouillent d’expressions savoureuses propres au milieu.

Mais dans cette pièce publiée en 2007, le camion des forains est cassé. Les trois personnages, comme tétanisés, vivotent – sur autorisation municipale – entre une décharge et une voie ferrée. Dans ce campement de fortune où chacun lutte contre la vacuité de son existence, le temps s’est comme arrêté dans une sédentarité contre-nature rythmée par les trains qui passent.

Le temps s’est comme arrêté dans une sédentarité contre-nature rythmée par les trains qui passent.

Toutefois, face à cette infinie désuétude, l’inébranlable gouaille de Jackie résiste. Dans sa nuisette rose, elle tient, soutient et console – seule touche de couleur vive dans ce no man’s land trop silencieux. Une scénographie humble et intelligente accompagne cet état suspendu par la création d’une sorte de huis-clos, ce lieu « entre », transitoire et prêt à exploser à la moindre étincelle.

Monter dans le train ou le regarder passer

Car avec l’arrivée fortuite d’Hélène et Olivier, les deux passagers, une tension qui n’aura de cesse de grandir s’installe. Ces personnages sont descendu du train, symbole-miroir de notre société d’exclusion : « Faut pas descendre je te dis! Faut jamais descendre ! Quand tu descends, ceux qui restent ils tournent la tête, ils te regardent plus, ils t’oublient. » Dans les mots d’Eddie résonne la saine colère des laissés-pour-compte, des tristement célèbres « sans-dents » mangeurs de raviolis.

Contrepoints grinçants, les commentaires maladroits et souvent déplacés d’Hélène et Olivier tombent comme des cheveux sur la soupe – dans une incompréhension totale qui flirte avec un tourisme social malaisant : « Pourquoi t’es descendu ? Bêtement. Pour voir. Voir quoi ? » Un petit tour pour voir donc, qui en un clin d’œil se transforme en piège.

Soudain les guirlandes se rallument et les couteaux jaillissent, prêts à couper des doigts : les forains sortent de leur torpeur.

Et c’est là qu’est la force carnavalesque de cette pièce : dans l’art du retournement. Car au contact des deux passagers, l’instinct prédateur du brave Nono qu’on prenait pour un benêt se réveille. Soudain, les guirlandes se rallument et les couteaux jaillissent, prêts à couper des doigts : les forains sortent de leur torpeur. Dans une rage joyeuse teintée d’humour carnassier, Jackie, Eddie et Nono renouent fièrement avec l’aventure, le voyage et leur insatiable fibre marchande. Les voilà enfin prêts à remonter dans le train.

La voix du Nord

La particularité de la mise en scène de Lorraine Résillot réside dans le choix de territorialiser la pièce dans les Hauts de France. Cette connotation spatiale repose principalement sur les accents et les phrasés des forains interprétés par Dorothée Quiquempois, Gauthier Germain et Cyprien Pertzing, tous les trois originaires de l’ancien Nord-Pas-de-Calais. Clairement organique chez ces comédiens, l’accent cht’i est ici mis à l’honneur loin des clichés et des stéréotypes.

Car au-delà de leur attachement personnel à cette langue, les trois jeunes diplômés des Cours Acquaviva ont réalisé un travail fin pour adapter le texte au rythme et aux pulses propres à cet accent sans toucher à la syntaxe originale. Un coup de maître qui met en lumière tout le potentiel poétique du parler nordique, qu’on entend trop peu sur nos plateaux.

Un coup de maître qui met en lumière tout le potentiel poétique du parler nordique, qu’on entend trop peu sur nos plateaux.

Par ailleurs, si dans le texte original la langue est déjà un marqueur de différence sociale entre les forains et les passagers, la dimension régionale amenée par l’accent ajoute une strate de stigmatisation : celle, géographique, des « provinciaux » en opposition aux « parisiens ». Un parti-pris intéressant et ambitieux qui est loin d’être anecdotique et que l’on aurait aimé voir encore plus assumé et objectivé dans la mise en scène.

Mais enfin c’est l’ode à une marginalité fascinante de résilience autant qu’à un théâtre du moment que l’on retiendra de ce spectacle. En filigrane des dialogues aigre-doux, la vie foraine telle qu’on la croise sans jamais la connaître tout à coup jaillit du microphone à l’écho familier. Une expérience théâtrale vivifiante qui mérite d’être vécue. Promis, vous en voudrez encore.

  • Jusqu’au 15 mars au Théâtre de la Flèche
  • Texte Stephan Wojtowicz
  • Mise en scène Lorraine Résillot
  • Avec Fiona Munoz-Martinez, Dorothée Quiquempois, Gauthier Germain, Camille Helbéïe, Cyprien Pertzing

Crédit photo : © Marie Charbonnier


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