Delphine de Vigan

Delphine de Vigan : lever de rideau sur l’anonymat 

Avec son dernier ouvrage, Delphine de Vigan s’essaye au genre de la pièce de théâtre. Son sujet est simple : raconter, la vie des figurants sur un plateau de tournage, eux dont le métier est mal connu. On suit tour à tour leurs espoirs et leurs déboires amoureux dans le monde professionnel, tracés par une plume teintée d’humour et d’une mélancolie profonde. 

Delphine de Vigan, Les Figurants

L’intrigue qu’installe Delphine de Vigan à travers cette première pièce de théâtre, a pour sujet le cinéma. L’action se déroule en plein tournage, transposé sur un plateau de théâtre. Les protagonistes de cette pièce nommés Cécile, Orso, Nora, Joyce et Bruno sont des figurants, traités presque avec mépris ou comme des machines par le réalisateur, le scripte et le monteur son. Cette idée est particulièrement visible tout au long du drame : 

« La costumière : “- Bon je ne vais pas venir vous chercher par la main… Vous venez me voir dans l’ordre d’arrivée ! Vous avez reçu votre ordre numéro de costume ?” ». 

Ou encore, scène 3 lorsque la cheffe de file et Bruno entretiennent un bref dialogue : 

« La costumière : – J’ai un groupe qui est arrivé à sept heures et qui tourne une séquence, ensuite vous, vous avez trois scènes.  

Bruno : Il paraît que le grand réalisateur va choisir quelqu’un pour un petit rôle. 

La costumière : Je ne suis pas au courant. » 

La visée de l’autrice est de questionner le sens de l’existence, en interrogeant aussi ses lecteurs. En effet, cette pièce rappelle des thématiques propres à l’univers des pièces de Samuel Beckett ou de William Shakespeare, pour ne citer que ce dernier, qui affirmait : « le monde est un théâtre ». Cette thématique propre à l’esthétique baroque sert ici à nourrir un questionnement portant sur l’absurdité de l’existence. De cette manière, l’autrice offre à ses personnages le rôle-titre, dénonçant l’invisibilité dont ils sont l’objet et révélant leur quotidien, fait de peines diverses et de désillusions amoureuses. Delphine de Vigan prône une libération de la parole, et rappelle que la place de figurants renvoie finalement à celle que chacun occupe au sein de la société. 

Delphine de Vigan rappelle que la place de figurants renvoie finalement à celle que chacun occupe au sein de la société. 

Par ailleurs, le sort des protagonistes semble d’être les faire-valoir des acteurs, enfermés dans leur triste condition. Cette pièce peut faire penser à La Mouette de Tchekhov, où la scène de théâtre devient le terrain de jeu de tous les affects. Tous sont précaires. Ensemble ils se questionnent, s’interrogent sur leur existence et plus largement sur le sens du monde. Les personnages principaux de ce drame laissent à penser que leurs préoccupations sont d’une étrange banalité, et qu’ils ne se comprennent plus, qu’ils ne vivent que sur des malentendus, dirigés malgré eux par un assistant débordé. Delphine de Vigan travaille également sur les métaphores, en associant ses personnages à des cochons d’Inde tournant en boucle dans leur cage, réduits de ce fait à leur solitude et à leur condition. « Joyce : – C’est la chance, non, je trouve, de prendre part dans quelque chose d’utile. / Cécile : – Oui, c’est vrai mais c’est difficile aussi. / Joyce : D’être dans la première ligne ? / Cécile : Oui, en quelque sorte. / Joyce : – Mais au moins tu existes, non ? / Cécile : Ne crois pas ça. » L’autrice teinte son intrigue d’un humour léger, voire parfois d’une ironie mesurée, ne condamnant aucun de ses protagonistes, mais dénonçant plutôt le mépris de classe que réservent les mécaniciens, scriptes, et monteurs-son à l’égard des figurants. 

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Coup de projecteur

Un élément important est le jeu de la lumière. Delphine de Vigan semble s’amuser à utiliser la lumière des projecteurs comme une personnification d’un potentiel metteur en scène. Crûment, cette lumière dévoile les vérités cachées par les protagonistes, et place le lecteur dans un état de confusion ou de questionnement. Aussi à la fin de la pièce : « Nora sort du rond de lumière. Qui est toujours là, vide. Juste à ce moment-là, le super-assistant surgit. Le halo s’éteint aussitôt. » Il s’agit en effet de déterminer où est la frontière entre réalité et  fiction, ou si tout simplement ces deux états sont imbriqués l’un dans l’autre, ne pouvant exister séparément. Cette confusion est particulièrement bien illustrée à la fin de la pièce dans la mise en abyme qui voit Orso et Cécile s’enlacer : tombés amoureux, ils refusent de suivre leur rôle de figurant, tels deux amants shakespeariens. Ainsi : « Alors que le dialogue entre les comédiens n’est pas terminé, Orso se lève, contourne la table et enlace Cécile. Le mystérieux halo de lumière est revenu et éclaire leur étreinte. »

Crûment, la lumière des projecteurs dévoile les vérités cachées par les protagonistes

Une certaine mélancolie

L’atmosphère de ce drame est mélancolique. Une forme de désespoir embrasse la pièce, les protagonistes essayant tant bien que mal de se dépêtrer de leur condition ou de trouver du sens. La pièce débute, référence à l’univers Beckettien, par des discussions banales ou totalement invraisemblables quant au contexte dans lequel les personnages sont plongés : « Cécile : – Tu as déjà entendu parler du syndrome de l’accent étranger ? / Orso : – Ça ne me dit rien ». Ces répliques surprenantes ont pour but de prévenir l’arrivée d’un autre personnage, de le faire rebondir : « Cécile : – Des gens qui se réveillent un jour et qui se mettent à parler avec un accent anglais, espagnol ou chinois… […] À ce moment-là, une jeune femme passe une tête dans l’entrebâillement de la porte. Elle a un fort accent anglais ». Cela crée une dissonance dans la réalité des personnages qui sont comme abrutis. On peut se demander si la volonté de l’autrice n’est pas de donner à imaginer que les figurants, ne peuvent vivre les uns sans les autres, comme unis par un même fil universel. Par ailleurs, chacun semble incarner un rôle taillé sur-mesure : Bruno l’archétype du super figurant avec ses 25 années de loyaux services au cinéma ou Cécile qui tente de rompre avec la solitude. Enfin Nora, le personnage le plus farouche de la pièce, tente de faire prendre conscience de leur condition injuste. Cette dénonciation de l’invisibilisation du métier de figurants se veut être le reflet d’une société de personnes bien vivantes, qui tentent de résister à l’air du temps et de donner un sens à leur solitude. 

  • Les Figurants, Delphine de Vigan, Gallimard, 2024.
  • Crédit photo : © Francesca Mantovani – éditions-Gallimard

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