Les Feux sauvages

Les Feux sauvages : la pérégrination vers l’autre

Faut-il être familier de la filmographie d’un réalisateur pour pleinement apprécier sa dernière création ? Avec Les Feux sauvages, mosaïque recomposée à partir de rushes amassés au cours de 20 ans de carrière, Jia Zhang Ke nous pose la question. D’un côté, son film est un labyrinthe de références et d’auto-citations que le néophyte peine à saisir. De l’autre, il relève d’un geste cinématographique si puissant qu’il nous touche en dépit de son obscurité.

Les Feux sauvages

Qiaoqiao n’a pas encore sa chemisette jaune. Pour le moment, elle porte une perruque, chante dans des salons de thé délabrés et passe ses nuits à danser dans une ambiance bleu électrique. Elle n’est pas encore la femme muette aux cheveux attachés et au regard pensif qu’elle sera durant le reste du film. Entre ces deux Qiaoqiao, vingt années et plusieurs formats vidéo défilent, comme autant d’évidences physiques du temps qui passe pour le personnage comme pour le réalisateur. Un seul fil directeur : l’amour et la distance entre Qiaoqiao et Guao Bin. Leur histoire est réduite au minimum par la structure même du long-métrage. Il s’en va, elle cherchera à le retrouver. Autrement, Les Feux sauvages s’étend sans crainte, traversant plusieurs époques et plusieurs régions, du Shanxi au Guangdong, en même temps qu’il abandonne derrière lui l’image granuleuse pour laisser place à une photographie nette. L’histoire d’amour vagabonde s’inscrit dans une fresque plus grande et plus fascinante, celle de la modernisation de la Chine et la transformation des paysages, avec ces hautes villes sorties de terre et ces terres inondées sous les flots du nouveau barrage. Nous errons dans des lieux à venir. 

L’histoire d’amour vagabonde s’inscrit dans une fresque plus grande et plus fascinante, celle de la modernisation de la Chine

Anthropophage 

Le long-métrage prend vie en se nourrissant des précédentes œuvres du réalisateur chinois (Plaisirs inconnus, Still Life, A Touch of Sin), et plus précisément des scènes coupées au montage, des séquences supplémentaires filmées en marge du tournage, etc. Seule la dernière partie contemporaine est écrite et filmée pour les besoins du film. En résulte un étonnant dédale de références et de personnages. Ces différentes strates cinématographiques sont rendues sensibles à l’écran par les changements de format et de qualité numérique ainsi que par les thèmes, les lieux et les rythmes, de plus en plus contemplatifs. Jia Zhang Ke s’amuse à assembler des situations parfois éloignées de plusieurs kilomètres mais rapprochées par un motif ou un son commun : un cri d’enfant lie un immeuble de la ville à un chantier de démolition qui soudainement devient voisin. Et, inlassablement, la chemise jaune de Qiaoqiao maintient l’équilibre du puzzle, la constance de toutes ces compressions spatio-temporelles. Parfois, à la suite d’une ou deux secondes trop appuyées sur le visage d’un homme au coin d’une rue ou aux portes d’une mine, d’autres possibles s’entrouvrent. Va-t-on changer de personnage, de trajectoire ? L’espace d’un flottement, nous sommes prêts à tout abandonner pour une belle image, un joli rapprochement. Mais la caméra passe, et nous retrouvons toujours les cheveux muets de la femme en jaune. 

https://zone-critique.com/critiques/a-holy-family

À quel point doit-on connaître le dispositif du film avant d’entrer en salle ? Les Feux sauvages porte en lui des expériences, presque des versions, fondamentalement différentes. Il n’est pas seulement question ici de goûts et de couleurs. L’adepte du cinéma de Jia Zhang Ke et le spectateur curieux voient-ils le même film ? Tandis que l’un reconnaît dans ce dédale des lieux et des personnages familiers, creusant avec délice un univers aimé, l’autre pressent dans les vagues décalages un mystère que le film ne veut pas dévoiler et qu’il découvrira peut-être en sortant. Vous liriez une toute autre critique, sans doute plus référencée, si Les Feux sauvages n’était pas ma première rencontre avec Jia Zhang Ke, et si je n’avais pas été dans la confidence avant de le voir. Qu’importe. Les Feux sauvages est beau parce qu’il échappe à notre compréhension. Sa matière, faite de latences et de dépôts successifs, file toujours entre les doigts ; et, acceptant de ne pas tout comprendre, nous nous laissons bercer. 

  • Les Feux sauvages, un film de Jia Zhang Ke, avec Zhao Tao, Zhubin Li, en salles le 8 janvier. 

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire