Les femmes qui courent sont dangereuses

(c) Simon Gosselin

Au théâtre 13, après le très beau Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute de Rébecca Chaillon [lire notre article ici], la programmation continue d’explorer les liens entre théâtre et sport avec Libre arbitre, de Julie Bertin et Léa Girardet. A travers le destin de l’athlète Caster Semenya, on y interroge la médicalisation du corps des femmes dans le sport et les luttes de pouvoir qui s’y jouent.

2009, Berlin, championnat du monde d’athlétisme. Caster Semenya, jeune athlète sud-africaine de dix-huit ans, fait sensation en remportant la médaille d’or du 800 mètres femmes. La course est magnifique, l’athlète devance nettement ses concurrentes avec un temps impeccable : 1 minute 55 secondes et 45 centièmes, meilleure performance mondiale de l’année. Mais les problèmes commencent vite. Trop masculine, pas de hanches, poitrine inexistante, trop grande, hirsutisme, voix grave, muscles trop développés… Le « doute visuel » sur la condition féminine de la coureuse, répandu par la Fédération avant même le début de la course et intensifié par la victoire écrasante de l’athlète, mène à un redoutable « test de féminité » qui mêle examens gynécologiques, sanguins, hormonaux, psychologiques pour tenter de faire entrer la puissante Caster Semenya dans les cases du « féminin » – ou plutôt, prouver qu’elle n’en fait pas partie. A voir cette scène glaçante, impeccable et sèche menée par les trois comédiennes-médecins tournant autour de la coureuse comme une bête de foire, on pense presque aux examens des procès en sorcellerie de la Renaissance, à chercher les marques du diable sous les jupes des femmes et prendre un clitoris assez développé pour un témoignage d’anormalité suspecte. Le taux de testostérone plutôt élevé de Caster Semenya est d’abord pris comme prétexte par la Fédération pour contester son droit à courir auprès des « vraies » femmes… Et à la suite des examens, l’athlète découvre qu’elle est en réalité intersexe, ou « pseudo-hermaphrodite » : bien que ses organes sexuels soient féminins, elle possède des testicules internes non développées. Le monde entier saura dès lors « ce qu’elle a dans le pantalon ».

La pièce-procès

Le spectacle creuse les failles du système sportif, qui fait rentrer les corps dans des cases.

Libre arbitre réussit le pari de faire à la fois une pièce « en défense de », tout en soulevant de véritables questions complexes. Le motif est clair : il était évidemment cruel et injustifié de retirer sa médaille d’or à Caster Semenya avec pour prétexte un simple « doute visuel » contestant sa condition de femme, orchestré avant le début de la course. Il est évident que le fait de la mettre devant le non-choix d’arrêter toute compétition, ou de prendre des hormones pour faire baisser son taux de testostérone – qui la conduiront, comme dans beaucoup de cas, à prendre du poids et souffrir d’insomnies – est un procédé qui relève du chantage. Le cas de Caster paraît limpide, et la pièce ne se cache pas d’un discours partisan. Mais Caster a perdu son procès contre la Fédération, et elle est à ce jour toujours interdite de courir : c’est cette incongruité que le spectacle interroge, en creusant les failles du système sportif qui fait rentrer les corps dans des cases.

En traversant plusieurs codes théâtraux pour entourer son sujet, Libre arbitre nous emmène des réunions clownesques où trois scientifiques et un communicant – masculins – débattent de l’affaire, à une reconstitution précise et passionnante du procès intenté par Caster Semenya à la Fédération, en passant par des moments d’incarnation fascinants de la comédienne Juliette Speck, qui embrasse avec une présence magnétique le rôle de l’athlète. Entre théâtre documentaire, reconstitution et écriture poétique, on est embarqué.es et de plus en plus convaincu.es du propos, tout en décortiquant la complexité des enjeux. Malgré quelques longueurs, la trame se déploie avec précision, et nous sommes pris.es au piège de nos propres contradictions.

(c) Simon Gosselin

Un sport d’hommes

La compétition masculine reste la compétition tout court.

Le sport n’est pas juste ; c’est grâce à des capacités physiques hors norme que les athlètes arrivent à des performances incroyables, surhumaines presque. Le texte rappelle les propriétés étonnantes du corps de certains sportifs – masculins, évidemment – qui leur procurent un avantage indubitable : lors du procès rejoué entre Caster Semenya et la Fédération, on y rappelle ainsi que Michael Phelps chausse du 49 ½. Plutôt commode pour un nageur… Le parti de la « justice » nous interroge alors sur la répartition en catégories : le fait d’avoir « genré » le sport en séparant les femmes des hommes dans les compétitions permet ainsi aux femmes d’avoir accès à la compétition tout court. Caster Semenya le rappelle, par la bouche de la comédienne Juliette Speck : même si ses performances à la course pulvérisent tous les records, son meilleur temps sera toujours derrière les vainqueurs masculins. Il est aussi évident que d’un point de vue de la réception par le public, la compétition masculine reste la compétition tout court – le Mondial de foot est LE Mondial, tandis que les matches tenus par des femmes sont du « football féminin ». Moins rapide, moins technique, moins impressionnant. Mais qu’en est-il quand une personne transcende ces séparations nettes ? Faut-il protéger les autres femmes d’une telle adversaire, et leur retirer le droit à la compétition « sérieuse », en les maintenant dans un niveau jugé admissible pour des femmes ? On notera l’hilarante « course des femmes rassurantes » à laquelle se livrent les quatre comédiennes, où l’on court en talons hauts sans transpirer, en se cédant poliment la place, et en affirmant dès l’arrivée qu’on ne mérite pas sa victoire. Syndrome de l’imposteur, quand tu nous tiens…

Une vraie femme

Quatre modèles de féminité assez différentes peuplent le plateau.

Le choix des comédiennes qui défendent le projet m’a paru totalement pertinent : quatre modèles de féminité assez différentes peuplent le plateau, et semblent dès le départ désamorcer la tentative de circonscrire le féminin à un ensemble de caractéristiques figées. Après avoir suivi pendant tout le spectacle le débat sur cette question du genre dans le sport, on ne peut que considérer d’un œil attentif la proposition d’Eric Macé, chercheur au CNRS et sociologue, qui fit scandale à l’époque de l’affaire Semenya : il n’y aurait pas deux sexes, mais quarante-huit, c’est-à-dire un spectre large balayant tout l’éventail des possibilités notamment morphologiques, mais aussi en général du dosage des marqueurs biologiques, comme les hormones. Si cette proposition peut faire sourire ou hausser les épaules, elle prend ici tout son sens : nous ne sommes qu’un savant dosage de masculinité et de féminité, plus ou moins accentué, et les caractéristiques qui demeurent attachées à l’idée du masculin et du féminin vont au-delà du sexe biologique. Qu’est-ce qu’une « vraie femme » ? De Caster Semenya, on retiendra avant tout la puissance, la fierté, et un modèle de ténacité hors du commun, qui peut servir d’inspiration tant aux hommes qu’aux femmes…

« Qu’est-ce que vous voyez quand vous vous regardez dans le miroir ? » demande la psychologue à Caster. « Moi. Et je me trouve pas mal ».

  • Libre arbitre, de Julie Bertin et Léa Girardet, mis en scène par Julie Bertin, au Théâtre 13/ Bibliothèque jusqu’au 4 juin.

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