les corps incorruptibles

Les corps incorruptibles : on ne pourra pas faire pousser un arbre sur votre corps

Aurélia Lüscher est une jeune artiste formée à la Comédie de Saint-Étienne. Si elle a co-fondé la compagnie « Le désordre des choses » ainsi que le collectif Marthe, elle est seule sur sa dernière création. Les corps incorruptibles est une performance plastique et théâtrale qui constitue une véritable plongée dans l’univers méconnu des chambres mortuaires et des pratiques funéraires occidentales. Découverte de cet objet artistique à Lyon, aux Subs, dans le cadre du festival Transforme.

Le soleil ni la mort ni le théâtre ne peuvent se regarder en face

Représenter la mort au théâtre est un défi paradoxal. Elle incarne la fin de toute représentation et c’est pourquoi elle a longtemps été un sujet délicat sur scène, souvent relégué hors-champ pour respecter la bienséance et éviter la brutalité d’une exposition trop directe. Même si Molière est presque mort sur scène, le Malade restait imaginaire et bien portant. La mort est un tabou universel, aussi insoutenable que le soleil, laissait entendre La Rochefoucauld. Elle effraie, elle échappe à la mise en mots, si bien que nos sociétés contemporaines la dissimulent derrière les portes des hôpitaux et des pompes funèbres. La mort est parée de mythes et de croyances pour mieux en atténuer l’angoisse. Pourtant, « dans notre société, la mort est devenue obscène, non parce qu’elle est violente, mais parce qu’elle est cachée. » (Jean Baudrillard)

C’est précisément contre cet interdit que s’inscrit la démarche d’Aurelia Luscher. Sur scène, la mort sera un objet esthétique en soi. Pour briser le tabou qui l’entoure, la très jeune performeuse et metteuse en scène a mené une enquête minutieuse aux pompes funèbres, observant des gestes de thanatopraxie ou allant récupérer des restes humains sous les rails des trains. Si elle nous raconte de façon frontale l’envers d’un décor auquel personne n’ose s’intéresser, elle donne également corps à cet irreprésentable qu’est la mort. Là où le théâtre a toujours cherché à embellir, sublimer ou repousser la mort hors-champ, elle choisit de la rendre tangible, physique. Dans un espace blanc et aseptisé, à l’opposé du noir propre au deuil occidental, elle crée un funérarium où les murs en papier blanc rappellent la peau fragile des cadavres. Ainsi, Aurelia Luscher élargit notre regard, rend visible ce qui habituellement reste enfoui six pieds sous terre.

Là où le théâtre a toujours cherché à embellir, sublimer ou repousser la mort hors-champ, Aurelia Lüscher choisit de rendre la mort tangible, physique.

Si Jan Fabre jetait des petits chatons du haut d’imposantes échelles ou que Milo Rau aurait aimé pouvoir aller au bout du geste de tuer un agneau sur scène dans Lamb’s God, Aurélia Lüscher choisit de transposer la mort. Pourtant, on la regarde presque en face puisque ce sont d’imposantes silhouettes en argile qui jouent les cadavres. À partir de ces matières, la performeuse acquiert une grande liberté puisqu’elle peut à loisir découper, remodeler, lancer en l’air ou masser ces morceaux qui nous représentent. Finalement, on se regarde en face.

Rire noir, rire jaune : l’insoutenable légèreté de la mort

Dès le début de la pièce, Aurélia Lüscher nous fait comprendre une chose : on va rire, en serrant un peu les dents. Et c’est effectivement ce qu’il se passe. En intégrant un personnage haut en couleur, inspiré de ses rencontres dans les pompes funèbres, elle apporte différentes touches humoristiques. Ce personnage extravagant et décomplexé explique sans détour les rouages de son métier : il parle du traitement des corps avec simplicité ce qui, par contraste, renforce l’absurdité de la situation. « Faut pas mourir assis sinon après on doit te péter les articulations pour le faire rentrer dans le cercueil. » Ce comique de décalage, grinçant et noir, fonctionne parce qu’il joue sur notre ambivalence face à la mort. L’horreur devient routine, la technique remplace l’émotion, et ce qui nous glace finit par faire rire. « Et y a des familles qui disent “on a l’impression qu’il va se réveiller” mais crois-moi qu’après ce que je viens de lui faire il va pas se réveiller », assène-t-elle avec une voix très caractérisée, et tout en plantant un large pic dans la poitrine du cadavre en argile afin de remplacer le sang par du formol.

L’horreur devient routine, la technique remplace l’émotion, et ce qui nous glace finit par faire rire.

Ce travail sur le comique évite ainsi le piège du pathos qui plane comme un vautour dès qu’il s’agit d’évoquer un sujet un tant soit peu sérieux et probablement très douloureux pour la moitié des personnes du public. Il ne s’agit pas ici de tirer des larmes à grands coups de violons mais d’atteindre une émotion plus fine et paradoxale. Plutôt que de jouer sur la douleur immédiate de la perte, Lüscher travaille en compagnie de la distance et du cynisme, en s’appuyant sur la force et l’incongruité du détail pour atteindre une drôlerie absurde. En somme, elle ne nous propose pas un « spectacle-mouchoir » où les catharsis de tous et toutes viennent s’exciter mutuellement mais un endroit où les douleurs ont le droit de sourire, de s’étonner, de rire jaune et noir dans cet espace si blanc.

La mort est politique : oublier l’extermination fait partie de l’extermination (Baudrillard)

Si la première partie du spectacle-performance expose en détails les pratiques de la thanatopraxie, dans un second temps, Aurélia Lüscher soulève des questions plutôt philosophiques et morales au sujet du traitement de nos morts : « Pourquoi la thanatopraxie, souvent proposée comme une première option, est-elle devenue incontournable en Occident ? Pourquoi des rites anciens, tels que les masques funéraires, ont-ils disparu ? » (sa note d’intention) En Occident, on pourrait considérer l’embaumement comme le dernier maquillage d’un monde qui refuse de voir pourrir ce qu’il a aimé. La thanatopraxie serait en quelque sorte l’art de faire semblant que la mort n’a pas eu lieu.

Armée d’un marqueur noir griffant le papier blanc, Aurélia Lüscher nous fait revisiter les fondamentaux de la séparation platonique de l’âme et du corps, parle de notre besoin de croire à un au-delà, rappelle que « l’humain dévore le monde mais refuse d’être dévoré par lui » et que c’est pour cette raison qu’il enfouit le cadavre six pieds sous terre, là où la vie organique n’existe plus. Pour mieux habiter la mort, « il faut apprendre à considérer la terre comme un foyer et non comme un lieu d’exil ». Ce théâtre-vrai nous demande de regarder la mort, comme le soleil, bien en face.

Aurélia Lüscher nous propose un endroit où les douleurs ont le droit de sourire, de s’étonner, de rire jaune et noir dans cet espace si blanc.

Dans notre société occidentale, ultra-capitalisée, pour mieux rejeter la mort, on préfère la confier à différents agents qui vont se partager les tâches à effectuer. Pour économiser et réduire les coûts, le cadavre devient un bout de viande, un bout de steak qui traverse comme une vulgaire marchandise différents lieux : ici on lui ferme les yeux, là on lui enlève son foie et ses reins, et là-bas un peu de maquillage, hop un peu de rouge sur les pommettes. La critique de cette ubérisation de la mort est subtile et propose par ailleurs, sans grands discours, par la seule force des images, quelques pratiques alternatives, au-delà de la crémation qui pollue beaucoup trop. 

Il y a en effet plusieurs tableaux où l’on regarde Aurélia Lüscher s’occuper avec une grande attention des corps inertes. Il y a une tendresse inattendue dans la manière qu’elle a de masser délicatement l’argile, comme si elle prenait soin d’un être encore vivant. En soi, le cadavre n’est rien de plus que de l’argile. Si cette douceur cohabite avec une certaine brutalité des gestes chirurgicaux, Lüscher assume et joue avec cet endroit trouble. Il s’opère une fluctuation constante entre le corps-objet et le corps-sujet, par l’évocation des paupières à fixer avec du plastique, de la bouche à fermer avec l’aide d’un fil ou bien des organes à vider.

Il s’opère une fluctuation constante entre le corps-objet et le corps-sujet.

Peut-on tricher avec la mort ?

Dès le début du spectacle, une figure plane, omniprésente et qu’on entend d’abord à travers des enregistrements vocaux : il s’agit de la mère d’Aurélia Lüscher. La question de la fin se pose pour cette dame déjà âgée, ce qui crée un certain trouble, une tension dans le public. On l’entend ainsi demander à sa fille de se renseigner au sujet des démarches administratives qu’il y aura à effectuer après son décès : les dialogues sont fins, subtils, drôles, on navigue sur un fil tendu entre deux abîmes.

Aux deux tiers du spectacle, une spectatrice fait une interruption depuis le public et on comprend rapidement qu’il s’agit de cette fameuse mère. Dans le programme de salle, il n’y a que le nom d’Aurélia Lüscher inscrit en jeu. Cette mère était probablement la vraie mère et non une comédienne, ce qui pour moi n’aurait rien changé puisque le théâtre a le droit de mentir pour avancer sur son fil tendu sur le point de rompre. Les deux femmes se retrouvent alors au plateau pour accomplir un rite funéraire que pratiquait déjà les pharaons : celui de mouler un masque mortuaire. Le moment est délicat mais on le sent aussi très artificiel, car on sait qu’il a été recommencé, plusieurs fois répété. On bascule d’un théâtre-documentaire qui nous invite à le regarder à un théâtre-fiction qui n’a plus du tout besoin de nous, de notre regard, car tout a déjà été réalisé en amont.

Le spectacle de Lüscher récuse les désirs d’absolu et de reconnaissance en nous apprenant l’humilité de ce qu’est un corps corruptible.

Si l’arrivée de cette mère ne manque pas de panache, la suite tombe un peu à plat. La mère joue son propre rôle sans être comédienne, ce qui rend sa présence assez artificielle. Même si les dernières images au plateau sont d’une beauté surprenante, la fin de la performance bascule dans des considérations méta-théâtrales assez peu intéressantes : « maman mais pourquoi tu danses ? maman mais pourquoi tu fais ci ? maman tu veux pas venir saluer ? » La présence d’une mère au plateau était suffisamment forte pour qu’il faille la transformer en petite vedette. Bien entendu, le théâtre, l’art, la scène demeurent d’excellents moyens de subvertir la mort pour passer du côté de l’éternité, de la postérité. Mais le spectacle de Lüscher récuse ces désirs d’absolu et de reconnaissance en nous apprenant l’humilité de ce qu’est un corps corruptible. Le théâtre ne nous sauvera pas des corbeaux.

Pour finir

« Je hais les testaments et je hais les tombeaux ; // Plutôt que d’implorer une larme du monde, // Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux // À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde» (Baudelaire) Au moment de conclure, un passage du poème de Baudelaire Le mort Joyeux m’est revenu en tête et m’a semblé à propos. Et pour revenir aux Corps incorruptibles, malgré mes quelques réticences qui ne concernent que moi et ne constituent qu’un minuscule avis, pas plus gros qu’un ver de terre, ce spectacle me reviendra aussi, très certainement, en tête. J’ai été absolument enchantée de découvrir cet objet bizarre, de voir les cercueils s’ouvrir en deux. C’est un peu bateau de le dire mais j’ai ri et j’ai pleuré, les deux en même temps, à un endroit assez rare de l’émotion où les choses résonnent entre elles, pas de la terre au ciel, mais de la terre à la terre.

  • Les corps incorruptibles, Aurélia Lüscher, performance aux Subs à Lyon dans le cadre du festival Transforme.

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