Les âmes féroces : quel est notre rapport au Mal ?

RENTRÉE LITTÉRAIRE. Quelle est la nature exacte des Âmes féroces, le nouveau roman de Marie Vingtras ? Ni tout à fait roman policier, ni vraiment roman cinématographique, ce récit va au-delà des attentes du lecteur, en trouvant un équilibre parfait, à la croisée de tous les genres. Il explore la question fondamentale qui traverse tous les arts : quel est notre rapport au Mal ?

Le roman, découpé en quatre parties comme les quatre saisons d’une année particulièrement éprouvante, raconte la façon dont une petite ville américaine sans histoire vit et survit à l’assassinat d’une jeune fille de dix-sept ans, Leo, dont le corps a été retrouvé dans une rivière non loin de chez elle, une découverte macabre qui pourrait immédiatement nous faire penser à l’épisode pilote de la série télévisée de David Lynch et Mark Frost, Twin Peaks. Les similitudes sont frappantes – jusque dans le personnage de l’adjoint hypersensible qui pleure pour chaque goutte de pluie qui lui tombe dessus. 

Mais très vite, le récit se détache du modèle : il n’y a aucune forêt de sycomores, ni aucune possibilité d’entrevoir deux mondes reliés par une chambre aux rideaux rouges. Quant à la victime, Leo, elle est aussi brune et pure que Laura Palmer est blonde et dépravée. L’enquête commence, conduite par la shérif Lauren Hobler, mais passe très rapidement au second plan, et c’est bien toute l’habileté narrative de Marie Vingtras. Si nous écoutons la voix de Lauren, c’est moins pour suivre les interrogatoires et l’évolution de la liste des suspects que pour plonger dans ses doutes, dans ses incertitudes, dans ses insécurités. Et c’est en explorant les pensées de quatre personnages (la shérif Lauren ; puis Benjamin, le principal suspect ; puis Emmy ; puis Seth, le père de la victime) que le roman prend de l’ampleur, gagne en relief et interroge le véritable sujet de ce livre : la question du Mal, le Mal enfoui en chacun de nous, le Mal que l’on parvient parfois à dompter, le Mal qui, souvent, explose contre notre volonté. 

« Le mal arrive quand même »

Cette phrase est prononcée par Emmy, l’amie de Leo – si tant est qu’on puisse appeler amie quelqu’un qui, rongée par la jalousie, ne cherche qu’à vous faire du mal. Tout découle de cette phrase, chaque personnage dont on suit les pensées n’a finalement que cette idée en tête. Le Mal rôde et s’apprête à engloutir les âmes féroces comme les plus nobles. Preuve en est avec Leo, emportée malgré elle. La lutte contre l’instinct du Mal est au cœur du roman – ce qui pourrait nous pousser à le qualifier de roman noir – et cette lutte hante non seulement chaque personnage, mais elle participe également à l’art romanesque de Marie Vingtras lorsque, ça et là, elle distille quelques remarques sur notre monde contemporain (les apparences, les notoriétés factices…), évoquant notamment les violences faites aux femmes (à ce titre, le traitement du personnage de Janis, l’amante de la shérif, est symbolique de la reptation du Mal : victime, brûlée vive par un mari brutal, elle n’est pourtant qu’à la marge du récit. Pas besoin d’alourdir en creusant, la simple évocation suffit au lecteur pour mesurer l’omniprésence du Mal, et son emprise sur la vie de chacun).

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La vulnérabilité de la nature humaine

Le roman, alors, se fait exploration de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus vulnérable, c’est la chronique de la vie dans ce qu’elle a de plus absurde et de plus injuste.

Le découpage en quatre voix a ceci d’intéressant, et de réussi, qu’il démultiplie la complexité de l’âme humaine, qu’il ouvre autant de portes à l’immixtion du Mal puisque chacun de ces personnages a des choses à cacher, des failles à enfouir ou des secrets à garder. Il faut à tout prix éviter d’appuyer trop fort sur ces blessures à vif, précisément pour ne pas donner de prise au Mal. Marie Vingtras parvient à viser juste en questionnant les souffrances intérieures, quand elle évoque par exemple le syndrome de l’imposteur qui paralyse Lauren, ou la peur de décevoir sa mère qui habite et ronge Benjamin, resté ce petit garçon trop accroché aux jupes maternelles. Pour cela, l’autrice effectue des va-et-vient incessants dans le passé, jusque dans les grandes profondeurs des esprits instables.

Le roman, alors, se fait exploration de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus vulnérable, c’est la chronique de la vie dans ce qu’elle a de plus absurde et de plus injuste.

On en revient à ce qui fait le sel d’un roman – le relief, la perspective et l’exploration de l’écart, parfois infime, entre ce qu’est un personnage et ce qu’il souhaite montrer aux autres. Marie Vingtras nous présente alors le résultat de cette auscultation, ces âmes féroces qui apparaissent à nue, délivrées de leurs mensonges – profondément humaines. 

  • Marie Vingtras, Les Âmes féroces, éditions de l’Olivier, 2024.
  • Crédit photo : PATRICE NORMAND / ÉDITIONS DE L’OLIVIER

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