Leroy : ceci est mon corps

Christine Leroy - phénoménologie de la danse
©Claire Massy-Paoli

À l’heure des fermetures de salle de spectacle, dans le contexte de « distanciation physique » de la Covid, Christine Leroy nous fait réfléchir à une Phénoménologie de la danse. Sous-titré « de la chair à l’éthique », cet essai de philosophie préfacé par Angelin Preljocaj ambitionne d’interroger le lien si particulier qui unit le spectateur au danseur. Parfois un peu trop superficiel, le texte a le mérite d’ouvrir largement la réflexion sur un champ trop délaissé : l’esthétique du mouvement dansé.

Entre esthétique et phénoménologie

Si l’essai de Christine Leroy tient en 200 pages, il a en réalité l’ambition de couvrir l’ensemble d’une réflexion prenant pour point de départ la question suivante :  comment expliquer le sentiment esthétique éprouvé par le spectateur face à la danse ?

La philosophe propose immédiatement une piste, en envisageant le sentiment du spectateur comme issu d’une « empathie kinesthésique », qui permettrait au spectateur de ressentir les gestes du danseur :

« Lorsque les interprètes sont en mouvement sur scène et éprouvent en leur chair propre des sentiments ou des émotions engageant tout le corps, le spectateur est « emporté », par le mouvement des interprètes, il est « é-mu », « re-mué », voire « secoué », « ébranlé »… Les qualificatifs ne manquent pas pour désigner la répercussion du geste scénique dans le corps du spectateur. » (page 23)

Pour démontrer cette thèse, Christine Leroy fait un pari risqué, en choisissant de mêler esthétique, phénoménologie et psychologie. Si elle le justifie amplement dans son introduction, et y revient ensuite plusieurs fois au cours du texte, ce souci de justification est parfois un peu maladroit. La démarche de produire un texte interdisciplinaire est en effet tout à fait louable, et d’autant plus dans les dynamiques actuelles de recherche sur la danse, elle-même à la croisée des chemins – Christine Leroy note par exemple fort justement la distinction entre performance et spectacle. Or ici, l’amplitude conceptuelle complexifie un propos déjà original, et perd de vue l’objectif principal de la démarche.

Christine Leroy fait ainsi le choix de se concentrer sur un aspect précis d’un auteur, et l’on peut regretter le manque de contextualisation sur des démarches singulières, en particulier vis-à-vis de leur champ (par exemple, lorsqu’il s’agit de psychologie infantile). Ce format dissertatif, s’il a le mérite d’être plaisant et d’ouvrir la réflexion, se rapproche parfois un peu trop d’un voyage conceptuel raccroché thématiquement, mais pas toujours de très près, à la danse.

Dans le deuxième chapitre du livre, qui fait office de moment définitionnel, on passe ainsi de l’Einfühlung (« ressentir avec l’œuvre ») de Robert Visher à la théorie matérialiste de Theodor Lipps, en passant par l’espace transitionnel de Winnicott et la chair de Merleau-Ponty. Si chacun des concepts et auteurs sont expliqués avec une simplicité et  efficacité assez remarquables, on ne peut s’empêcher d’y voir un catalogue didactique de concepts utiles à la réflexion, mais parfois trop vite évoqués, et oubliés pour le lecteur non spécialiste. 

A l’inverse, on peut noter le véritable effort fait par Christine Leroy sur des concepts qu’elle réinvestit d’un sens « dansé » avec une grande pertinence. Un travail particulier est ainsi fait sur le « portage » d’Emmanuel de Saint Aubert, qui travaille initialement sur le corps dans le monde des éducateurs spécialisés et des personnes dont ils s’occupent, ou la distinction cure/care (guérir la maladie / s’occuper de la personne) chez Winnicott.

La gravité pour guérir : bras de fer conceptuel

Sous sa thèse principale, Christine Leroy développe en effet deux réflexions en parallèle, l’une sur la gravité, l’autre sur le care, afin de démontrer cette éthique du corps que serait la danse. 

Sous sa thèse principale, Christine Leroy développe en effet deux réflexions en parallèle, l’une sur la gravité, l’autre sur le care, afin de démontrer cette éthique du corps que serait la danse. 

Dans ce bras de fer, mais peut-être devrions-nous plutôt dire rond de jambe, conceptuel, la philosophe part de l’idée première que la danse est liée à la gravité, dans le sens où le jeu avec le poids et le sol, ou au contraire la possibilité d’y échapper, est un élément essentiel, quelle que soit l’esthétique mobilisée. On peut pourtant ici regretter que la philosophe ne creuse pas davantage la question des différentes esthétiques, préférant généraliser plutôt que différencier, alors qu’elles ont chacune de véritables spécificités conceptuelles, notamment vis-à-vis de la mise en espace. On peut aussi regretter que la danse hip-hop ne soit presque jamais évoquée, alors que cette esthétique aurait pu être un vecteur conceptuel ici très intéressant (jeux sur la vitesse, figures en l’air, etc.). A cela s’ajoute un manque de contexte historique qui rend le propos plus obscur pour le néophyte : parler de légèreté en danse classique sans évoquer une seule fois l’importance philosophique du romantisme rend ainsi l’idée de la philosophe un peu trop « hors sol » justement. 

Au-delà de ces manques, la philosophe a le mérite de partir de ce qui fait réellement la danse. Elle ne tombe pas dans le piège facile d’une définition trop large qui aurait pu nous mener à une réflexion « passe-partout », et qui aurait été valable autant pour le théâtre que pour la musique. En cela, Christine Leroy fait le choix de parler de la danse comme d’un mouvement, d’un geste, ancré dans l’espace, celui-ci se comportant en trois dimensions : verticalité, horizontalité, profondeur ; c’est-à-dire gravité et déplacement.

« Le vecteur de cette transmission kinesthésique et émotionnelle, des danseurs aux spectateurs, n’est pas seulement l’image de corps en mouvement, mais selon moi leur rapport à l’espace environnant. Lorsque je crée une chorégraphie, je m’intéresse autant aux gestes des interprètes qu’au mouvement de l’espace entre-eux, lui-même labile en fonction de la chorégraphie. La danse des corps est celle de l’espace sont réversibles, l’espace est détouré par les corps des danseurs. Je pense que le spectateur ressent intuitivement le mouvement de l’espace, qu’il en perçoit les vibrations. L’empathie kinesthésique du spectateur pour l’interprète en scène ne naît pas seulement du spectacle des corps en mouvement, mais aussi de l’espace entre les danseurs et donc entre eux-mêmes et le spectateur. » 

Cet extrait de la préface d’Angelin Preljocaj, directeur du Centre national chorégraphique d’Aix-en-Provence et chorégraphe reconnu, montre le passage fait par Christine Leroy d’une théorie du mouvement à une théorie esthétique, et par là du care, second volet de sa réflexion.

L’idée de Christine Leroy est simple mais très efficace : la danse, par son effet kinesthésique, permettrait de pallier les manquements ou les défauts du corps en lui donnant une nouvelle existence, ainsi qu’un nouveau mode d’existence. Elle prend ainsi l’exemple de The Cost of Living de Lloyd Newson (2000), où l’un des danseurs est amputé des deux jambes. La force de la danse est ici, selon Christine Leroy, de dépasser l’idée du handicap, puisque la danse réinvente, sous des formes multiples, les enjeux du corps (marcher, courir, etc.) pour proposer une nouvelle injonction, évidemment inclusive : danser ; il ne s’agit plus d’un corps handicapé, amoindri ou méprisé, mais d’un corps dansant.

On peut alors ici faire le lien (non explicité par la philosophe) avec la gravité, dans le sens où la danse propose un nouveau mode d’habiter le monde et ses contraintes, en se détachant de ces contraintes premières pour réinventer le monde. Par le care, la danse saisit tous ses membres, et « répare » le corps blessé, comme lors du Sacre de Pina Bausch, en lui donnant une nouvelle réalité, celle de la danse.

Dansez maintenant !

La philosophe se retrouve cependant assez vite prisonnière de cette réflexion en double spirale, gravité et care, qu’elle doit à chaque fois redéfinir et justifier, et l’on peut regretter qu’elle en oublie un élément crucial de la danse, son aspect artistique.

La philosophe se retrouve cependant assez vite prisonnière de cette réflexion en double spirale, gravité et care, qu’elle doit à chaque fois redéfinir et justifier, et l’on peut regretter qu’elle en oublie un élément crucial de la danse, son aspect artistique.En effet, la question du mouvement et de son geste doit s’envisager conjointement à la création elle-même. Mais Christine Leroy, en choisissant de s’intéresser uniquement au mouvement, glisse de la danse vers le théâtre, comme en témoignent les nombreux sous-chapitres consacrés à l’improvisation, qu’il s’agisse de performances ou de danse-contact, ou encore vers le cirque, avec les cris de surprise des spectateurs face aux prises de risque des danseurs. 

L’essai souffre ainsi peut-être de sa propre perspective. En choisissant la précision, Christine Leroy réduit malgré elle le danseur à un corps. Or si la question de la prouesse physique a toujours été au cœur de la danse, elle s’accompagne toujours d’une dimension artistique, celle du spectacle, à l’image des ballets russes, qui symbolisent l’entrée de la danse risquée et virtuose issue justement du cirque et des danses traditionnelles dans le monde du ballet romantique. De même, aujourd’hui la présence de plus en plus massive d’artistes formés en danse hip-hop dans le milieu de la danse contemporaine donne un contenu justement plus impressionnant à la danse, mais il s’agit pour autant toujours de création.

Si la thèse de Christine Leroy est intéressante, et a le mérite d’ouvrir un champ encore trop pauvre, elle met parfois trop de côté la dimension spectaculaire de la danse, et donc un pouvoir qui va bien au-delà de la simple transmission physique. Le mouvement dansé s’inscrit en effet dans une perspective créative, dans laquelle la gravité est un moyen, c’est-à-dire un objet ou un instrument, et le care une conséquence, mais non l’inverse. Merleau-Ponty parlait de « chair » pour la peinture, peut-être aurait-elle dû parler de « touches » ou de « pigmentation du regard » pour la danse, parfois bien plus synesthésique qu’uniquement kinesthésique.

 

Bibliographie

  • MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, 1945
  • POUILLAUDE Frédéric, Le Désœuvrement chorégraphique : Etude sur la notion d’œuvre en danse, 2009
  • PRELJOCAJ Angelin, Le Lac des Cygnes, 2020

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