L’Eau du bain, recueil de Rim Battal, publié en 2019, est un parcours poétique protéiforme guidé par une réflexion sur la figure maternelle en tant que figure centrale du rapport éthique à l’Autre, menant ultimement à une remise en question de l’inscription de la figure de la Mère dans des structures discursives politiques.
Dans L’Eau du bain, la figure de la Mère apparaît comme un principe de nécessité existentielle, du langage et du réel, comme ce qui conditionne la présentification du moi dans le monde. C’est face à la Mère, figure originaire, que l’histoire du devenir corporel se dévoile : « Je vais te faire des enfants. Ils seront autant les tiens que si nous les avions faits ensemble, dans un lit, nues, toutes les deux. ». La nudité du propre à soi appartient également à un autre corps en tant que autre soi ─ devenir ou revenir à l’immanence du corps: « Maman, lorsque tu mourras je m’allongerai sur ton corps, je prendrai ton sein dans ma bouche et je dormirai un peu. ».
Il y a une historicité du devenir-mère ─ « Oui, maman, j’ai retrouvé le droit chemin, le tien. » ; une généalogie commune, mais aussi une rupture : en donnant le corps de l’autre, la mère est rappelée à sa propre finitude. L’autre est à la foi autre, mais aussi un double, un autre-soi, il incarne par-là l’angoisse du sujet devant la possibilité de sa non-réalité. La Mère apparaît comme un corps infini, corps débordant ou croissance dans l’espace, mais aussi croissance vers au-delà de soi-même. L’être de la Mère est un devenir-autre-que-soi-même. Rapport éthique idéal, car sans la distance secrétée par l’altérité, sans le langage qui creuse la différence, mais aussi la marque de l’impossible réduction à l’autre ou de l’impossibilité du double : l’autre s’écarte de la ligne droite, devient un surplus, une excroissance de la linéarité, de la continuité des corps.
La langue maternelle
Le moment de la rupture ou de la coupure du cordon creuse un manque, comblé culturellement par le langage d’un phallogocentrisme destiné à dissimuler l’expulsion du circuit de la vie et la contingence du sujet. Mais dans L’Eau du bain, le moment de la rupture se maintient en tant que continuité corporelle et signifiante, à travers le langage spontané du « jumeau » (le Double), un autre type de rapport éthique:
« enfant, mon enfant d’un côté, le cordon à peine coupé, mon
amant sur mon sexe, sa langue sur mon sexe, mon
enfant à peine sorti de mon sexe, mon enfant sur
mon corps, mon lait à peine coupé, mon amant ‒
jumeau, mon enfant-corps, jument-jumeau, enfant
mange, amant mange, cordon coupé avec peine,
amant-corps, enfant-soif, mon amant à peine sorti de
mon sexe etc. »
Cette langue couvre d’un voile la généalogie féminine, la continuité originaire des corps. Pour Rim Battal, il ne s’agit pas de « donner la vie », mais de « donner corps » .
Pour Heidegger, l’alètheia se révèle dans la langue, maison de l’être: langue grecque, allemande, langue de la nation, langue du Père. « Je n’arrive pas à baiser dans ma langue maternelle », écrit Rim Battal. Pour Luce Irigaray, la langue maternelle est en réalité paternelle, elle intervient « pour censurer, refouler, en tout bon sens et bonne santé, le désir de la mère. »1 Cette langue couvre d’un voile la généalogie féminine, la continuité originaire des corps. Pour Rim Battal, il ne s’agit pas de « donner la vie », mais de « donner corps » . C’est cette continuité, la « matrice originelle » d’un rapport pur entre les corps « avant toute coupure et découpage », que la langue maternelle vient interrompre. A l’origine de la coupure, le père, car :
« Il y aurait là le risque de fusion, de mort, de sommeil létal, si le père ne venait trancher ce lien trop étroit avec la matrice originelle. Mettant, à la place, la matrice de sa langue. Mais sa loi forclot ce premier corps, cette première maison, ce premier amour. Elle le sacrifie pour en faire matière de sa langue et de son empire. »2
Risquer sa langue maternelle, c’est se risquer vers le « corps-à-corps avec la mère »3. La coupure du désir originaire est aux fondements de la culture, de la langue maternelle qui inscrit dans ses structures l’interdit et la nécessité de la séparation, le meurtre de la mère, bien plus primitif que le meurtre du père tel que théorisé par Freud, comme souligne Luce Irigaray4, mais aussi Žižek citant Lacan, dans une optique diamétralement opposée, où le surmoi maternel devient opprimant et féroce5.
La coupure du cordon
La séparation de la mère est organisée par l’État, car l’historicité du corps des femmes est politique. L’apparition singulière du corps est reprise par un investissement fantomatique collectif, où le corps de la Mère est inscrit dans des structures politiques.
L’historicité féminine repose sur cette aliénation idéologique fondée par des structures psycho-sociales ahistoriques à première vue, en réalité déterminantes. La signification se construit par l’adhérence à des noyaux socio-historiques forgés par la culture : son corps est soumis à la contrainte d’investir le phantasme collectif d’immortalité. Dans l’ordre symbolique, elle se doit de perpétuer le corps social à travers son propre corps, voire à travers le sacrifice de son corps. Les femmes sont des êtres d’investissement fantomatique, spéctralité nécessaire à l’identification collective. C’est ainsi que l’État, à travers les lois, s’empare du corps de la femme, qui cesse désormais de lui appartenir. Le fait qu’un organe féminin comme le placenta puisse appartenir à l’État est révélateur :
« Le placenta est un organe éphémère. Éphémère mais organe. Il se forme sur la paroi de l’utérus et relie les circulations sanguines de la mère et du fœtus. A partir du moment où il est expulsé, il appartient à l’État qui le détruit ou l’étudie, selon son bon loisir. Il est généralement incinéré à titre de déchet opératoire.
Un organe m’appartenant a été incinéré à titre de déchet opératoire. M’appartient-il ? Appartient-il à mon enfant ? Appartient-il à l’État ? »
L’État opère ainsi la séparation entre la mère et l’enfant, récupérant symboliquement l’origine afin de lui donner une forme collective (masculine), pour signifier la rupture. Pour Luce Irigaray, le placenta est la « première maison qui nous entoure et dont nous transportons partout le halo, telle une sécurité de première heure »6. La culture repose sur l’appropriation des corps des femmes, révélée à travers des récupérations symboliques. On inscrit notamment le rôle reproducteur du corps au service de la loi, tout en niant la généalogie féminine de l’existence corporelle, condition de l’existence collective, pour lui donner une forme abstraite, pour transformer le corps en un corps virtuel. L’espace réel de l’origine charnelle provoque la nausée, comme chez Sartre, qui assimilait le corps de femmes à des espaces obscurs et irrespirables qui retiennent la libre détermination du sujet, notamment dans Les Chemins de la liberté.
L’Eau du bain réinterroge la politique des corps et la langue qui les forge, à travers une appréhension métonymique de l’intime et de l’historicité du devenir corporel, retranscrit dans une langue qui donne corps.
Sasha Lipovsky
1 Luce Irigaray, Le Corps à corps avec la mère, Montréal, La Pleine lune, 1981, p. 15
2 Ibid., p. 20
3 Ibid., p. 21.
4 Ibid., p. 16
5 Slavoj Žižek, Ils ne savent pas ce qu’ils font. Le sinthome idéologique, Paris, PUF, 2016, p. 149-151
6 Luce Irigaray, op.cit, p. 22