La rentrée littéraire a vu paraître cette année aux éditions Gallimard le deuxième roman de Karina Sainz Borgo, Le Tiers Pays. Le titre, à la fois évident et énigmatique, fait bien sûr référence à l’univers de pauvreté dans lequel va se trouver plongé le lecteur, au milieu des migrants sud-américains. Mais il fait également référence à cet étrange cimetière qui se trouve être le cœur du roman : non-lieu à mi-chemin entre présence et disparition, aux confins de la légalité et aux cœurs de tous les conflits. Quel est-il, ce Tiers Pays, qui semble déjà s’évanouir dans son propre nom ? C’est au cœur de cette sierra mystérieuse et pleine d’intrigues que tente de nous entraîner la romancière vénézuélienne, avec un succès en demi-teinte.
Ce long chemin jusqu’au Tiers Pays, c’est celui qu’a parcouru Angustias Romero, une jeune migrante nouvellement mariée au taiseux Salveiro. Après avoir accouché de jumeaux prématurés, et alors qu’une étrange épidémie d’amnésie fait rage dans la région, elle décide de vendre tous les biens de sa famille pour gagner la sierra occidentale, où elle espère offrir une vie meilleure à ses enfants. Commence alors une véritable descente aux enfers : ses deux enfants ne survivront pas au chemin de l’immigration, pavé d’embûches et de désillusions. Dès lors, munie de deux boîtes à chaussures dans lesquelles reposent les dépouilles de ses petits, Angustias n’a plus qu’une idée en tête : donner une sépulture à ses enfants. Cette sépulture leur est offerte par l’étonnante Visitacion Salazar, fondatrice d’un cimetière illégal aux confins de la sierra : le Tiers Pays. Ici, les enfants d’Angustias goûteront enfin au repos éternel des morts, pendant que leur mère, fidèle gardienne de la stèle familiale, sombrera petit à petit dans la vie tourmentée du cimetière…
Intrigue et démesure
Séduite à l’initiale par un résumé étonnant et original autant que par l’idée d’un immense cimetière illégal, idée aussi romanesque que sulfureuse, j’ai rapidement été déçue par le caractère lointain des personnages. Le roman commence, de façon regrettable, par vouloir exposer immédiatement d’immenses fresques littéraires mythiques et pleines de contrastes, à la manière du passage suivant que l’on peut lire dès les premières lignes du livre : « Le Tiers Pays ressemblait à cela : une frontière à l’intérieur d’une autre où se rejoignaient la sierra orientale et la sierra occidentale, le bien et le mal, la légende et la réalité, les vivants et les morts. » (p.15). Cette précipitation à vouloir inscrire le récit dans des origines littéraires gigantesques empêche un premier contact personnel, à la fois intime et complexe avec les personnages. Cette relation restera malheureusement largement obstruée tout au long du roman par une écriture souvent démesurée et éloignée du vécu des personnages. L’effort lyrique (qui offre quelques passages réussis !) se fait ici au prix de l’appauvrissement des personnages.
Un roman tragique ?
Par son sujet, assurément. Par la conception du destin aussi, qui irrigue la narration dès les premières lignes : « L’épidémie et la pluie se sont abattues en même temps comme les mauvais présages. » (p.16), étroitement liée à la conception de la vie : « Leur vie n’allait interrompre qu’un instant leur chemin vers la mort » (p.20), écrit la narration à propos des jumeaux.
L’effort lyrique (qui offre quelques passages réussis !) se fait ici au prix de l’appauvrissement des personnages.
Toutefois, cela ne saurait suffire à faire des personnages tragiques. On aurait pu trouver dans ce roman un essai intéressant de tragique grossier, vulgaire, et non pas sublime. Malheureusement, l’alchimie ne prend qu’à moitié et le roman souffre d’un décalage entre le contexte et la profondeur des personnages. Autrement dit, si la situation est souvent tragique, les personnages, eux, restent assez impersonnels et souvent grossiers. En ce sens, Angustias Romero n’est que de très loin une Antigone moderne : il ne suffit pas de confronter un personnage aux mêmes dilemmes que ceux d’une héroïne tragique pour en faire une héroïne tragique, le tragique étant toujours, me semble-t-il, intimement lié au cœur d’un personnage et ne pouvant pas résulter des seules circonstances – si tragiques fussent-elles.
Un rapport complexe à la mort
Bien que ce roman ne puisse, à mon sens, être considéré comme tragique, il offre de belles interrogations sur la mort. Le travail et la vie des deux femmes, Visitation et Angustias, tournent autour du cimetière, de la préparation des cercueils, des caveaux, et des corps. On comprend que le personnage de Visitation vient répondre à un besoin fondamental : celui de pouvoir enterrer et honorer les morts. Cela demande tout un savoir-faire, décrit de façon intéressante dans le roman. Cela s’accompagne aussi, du côté des endeuillés, d’interrogations sur l’avenir du défunt et un possible au-delà : « Des rares cheveux qui me restaient j’ai coupé quelques mèches, quelques boucles à peine que j’ai laissées à l’intérieur de la tombe. Un seul cheveu suffirait pour qu’ils puissent trouver le chemin vers le monde où j’allais les attendre. » (p.72).
La violence des vivants
La scène de veillée funèbre (pp. 94 à 100) est assurément l’une des plus belles du roman. Avec une écriture alternée remarquablement bien orchestrée, la narration décrit le meurtre féroce d’un iguane par une bande d’enfants indifférents à la veillée funèbre, récit entrecoupé par la litanie des adultes autour du défunt. Ce qui apparaît très bien dans cette scène éclatante, mais qui est en réalité présent dans tout le roman, c’est que la violence la plus extrême se trouve du côté des vivants, et non du côté de la mort comme nous pourrions le penser de prime abord.
En regard de cela, le cimetière apparaît dans toute sa complexité. Reconnaissons à l’autrice le mérite de ne pas avoir cédé à la tentation de faire du cimetière, par contraste, un havre de paix et de douceur. Le cimetière n’est pas épargné non plus par des formes de violence, mais apparaît avant tout comme un lieu extrêmement ambivalent.
Dans cet univers de violence, de pauvreté et de domination, les promesses de la foi catholique se fraient un chemin avec beaucoup de difficulté. Mis de côté le rejet assez caricatural d’Angustias, certains passages expriment cette complexité avec beaucoup de délicatesse.
Buveurs d’étiquette, attention !
Ce sera là ma dernière et unique exclamation : buveurs d’étiquette, attention ! Le résumé annonce – me semble-t-il – un roman bien plus grandiose qu’il ne l’est en réalité. Il y avait là, à n’en pas douter, beaucoup de bonnes idées et une trame romanesque intéressante, potentiel qui n’a pas été exploité à la hauteur de mes attentes. Mais peut-être Le Tiers Pays trouvera-t-il lecteurs plus enchantés que moi. Je l’espère !
- Le tiers pays, Karina Sainz Borgo, Gallimard, août 2023
Crédit photo : Karina Sainz Borgo © Venlur