Les morts nous éduquent autant que les vivants. Quand vous lisez un livre, vous recevez le discours d’un autre – qui n’est souvent plus de ce monde – ou qui se situe dans un autre espace. Les musées, les bibliothèques, et les salles de cinéma sont remplis de fantômes. Les véritables tombeaux des artistes ne se trouvent pas dans les cimetières mais dans leurs œuvres. Cette idée n’est pas nouvelle – elle est presque universelle – alors pourquoi une revue culturelle voudrait faire parler les morts ?
Tout d’abord pour le réservoir d’images sans limites que les spectres nous offrent. Le fantôme est avant tout un fantasme, c’est-à-dire une apparition aussi désirée que redoutée, au carrefour du visible et de l’invisible. L’histoire de l’art est hantée de représentations inquiétantes et sublimes que nous avons voulu mettre en avant dans ce numéro. Des instantanés hallucinés et cauchemardesque de Kubin en passant par les fantômes rougeoyants de Munch aux photographies glacées et éthérées de Francesca Woodman, la galerie de ce dossier propose une immersion au plus proche des spectres qui hantent l’histoire de l’art.
Ensuite, parce que nous croyons à la portée incantatoire de la littérature qui peut ressusciter spectres et chimères en dévoilant des abîmes mitraillés d’étoiles. La littérature rend le réel plus incertain – et nous conduit à concevoir l’inconcevable, le monstrueux qui gît au cœur de notre conscience. Les écrivains nous rappellent qu’il n’y a pas de limite claire entre la raison et la folie, entre le démon et le dément. La nécromancie d’Ulysse qui convoque les mânes des morts et qui tente d’étreindre le fantôme de sa mère au chant XI de L’Odyssée me semble être l’un des gestes fondateurs de la littérature occidentale. L’ombre de Dante et de sa Divine Comédie plane sur ce numéro. À la manière du Poète qui descend aux Enfers en compagnie de Virgile, nous vous proposons d’explorer la psyché d’écrivains contemporains à travers leur récit d’expériences inexplicables.
Enfin, nous avons voulu savoir ce que les sciences humaines pouvaient nous dire du phénomène. Pour mieux dormir la nuit, et ne plus être terrifié par le fantôme qui émerge dans la brume de nos rêves, nous avons fait appel à l’anthropologie, l’archéologie, l’histoire et la philosophie pour mieux comprendre ce qui se joue dans la rencontre avec un spectre. Contrairement aux idées reçues, la technique et la science participent à l’essor de l’occultisme. La révolution industrielle est aussi une révolution spirite. Ce numéro a été l’occasion de s’interroger non pas sur l’existence des fantômes mais plutôt sur leur réalité affective. Qu’est-ce qui se joue en nous lorsque nous vivons une expérience qui dépasse le cadre de l’intelligible ? Comment intégrer ce récit dans une histoire personnelle ou collective ? Pour rendre ces interrogations plus tangibles, l’une de nos rédactrices a passé la nuit dans un château réputé hanté, à l’écoute de ses sensations.
Mais les raisons d’écrire sur les fantômes sont aussi – et surtout – intimes. À la faveur de la nuit ou d’un deuil, les frontières de la conscience se font parfois plus troubles et plus poreuses. Certains moments de bascule sculptent notre imaginaire à la serpe, et ce numéro rend hommage à ces moments de trouble et d’égarements qui sont porteurs d’une étrange lumière. À la manière de Dante, rassuré par Virgile devant les portes de l’Enfer, nous voulons vous donner du courage pour vous faire entrer dans les choses secrètes.
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