le léopard des neiges

Le Léopard des neiges, petit paysan

Présenté à la Mostra de Venise, Le Léopard des neiges est le dernier film de Pema Tseden, réalisateur tibétain tragiquement décédé il y a un peu plus d’un an lors d’une expédition dans le comté de Langkazi. C’est une ultime pierre ajoutée à une œuvre encore en devenir, aussi poétique que socialement engagée.

Le Léopard des Neiges

Un groupe de journalistes se rend dans un petit village du Tibet afin de documenter une situation inédite : un léopard des neiges s’est introduit dans l’enclos d’un fermier et  a égorgé neuf moutons avant de s’endormir sur le lieu du crime. Le berger, fou de rage, a capturé l’animal et promet de le tuer si l’État refuse de l’indemniser pour la perte de son bétail. C’est dans ce climat hystérique que Pema Tseden secoue sa caméra épaule, tentant de retranscrire la colère des paysans à l’écran. C’est déjà une première surprise ; alors que le cinéma d’auteur asiatique a pour habitude de privilégier une mise en scène contemplative (ce qui n’est pas du tout un reproche de notre part), Tseden réalise un film nerveux, tendu, et presque dé-rythmé. En effet, il semble raconter deux histoires. D’une part, la confrontation entre Jinpa le berger et les autorités chinoises à laquelle s’ajoute la frénésie des journalistes. D’autre part, l’accueil humaniste des paysans, qui n’hésitent pas une seconde à loger et nourrir tous les protagonistes de cette affaire. C’est d’abord une étude ethnographique que met en scène Tseden, il nous renseigne sur le mode de vie de ces tibétains avec beaucoup de précision sans distance ni jugement. Ces hommes et femmes ne vivent ni en harmonie ni en conflit avec la nature qui les entoure, mais plutôt dans une totale adaptation avec celle-ci, ils font partie de la nature.

Tseden crée une situation inextricable, dont personne ne sort vraiment gagnant, et où les enjeux de la crise sont largement dépassés par la complexité du conflit entre la Chine et le Tibet.

Une réalité sociale

Et c’est là que le bât blesse. Si Jinpa, comme il l’affirme lui-même, accepte qu’un ou deux de ses moutons soient parfois tués par des léopards (il faut bien qu’ils se nourrissent), il refuse cependant de se soumettre aveuglément aux règles des autorités chinoises qui exigent la libération de l’animal (le léopard des neiges est une espèce protégée). Sur ces deux jours que durent le film, la situation semble complexe, beaucoup plus grande que le film lui-même et le réalisateur métaphorise, grâce à ce conflit très concret, la rupture ethnique entre la Chine et le Tibet. Jinpa est un personnage ambigu, aussi bien têtu que dans son bon droit moral, il devient le porte-parole de la classe paysanne. Quand les journalistes l’interrogent en espérant une réponse colérique, ce n’est jamais vers leur caméra que Jinpa se tourne, mais vers celle de Pema Tseden. Ainsi, les images se confondent, les journalistes sont laissés de côté, et c’est au spectateur que la rage de Jinpa s’adresse. Cette incommunicabilité passe aussi par la barrière des langues, et ce sont trois camps qui se dessinent : les fermiers parlent tibétain, les forces de l’ordre s’expriment en mandarin, et les journalistes ainsi que les représentants officiels de l’État connaissent les deux. Malgré les apparences, le réalisateur semble se ranger du côté des paysans, de Jinpa qui veut tuer la bête et de son père qui souhaite la libérer. En peu de choses, Tseden crée une situation inextricable, dont personne ne sort vraiment gagnant, et où les enjeux de la crise sont largement dépassés par la complexité du conflit entre la Chine et le Tibet.

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La force des images

Cependant, au milieu de ce conflit social, une autre narration se dessine, celle du jeune frère de Jinpa, moine et photographe à ses heures perdues, qui tisse un lien quasi mystique avec le léopard. Ainsi, s’ajoutent deux séquences fantasmagoriques en noir et blanc qui paraissent se dérouler dans une autre temporalité. Si elles sont indéniablement très esthétiques (la première en particulier) et tentent de propulser le film dans une autre dimension que celle du genre « social », elles échouent à relier ces deux mondes, ces deux régimes d’images, et finissent par être rapidement oubliées. Ce personnage pourtant précieux car il incarne l’unique force spirituelle de ce conflit, est probablement sous exploité, ou bien trop simple, ses émotions sont sûrement trop pures pour le rendre crédible dans cette myriade d’êtres ambigus. La même chose se passe à une échelle moindre avec les journalistes. Pema Tseden tente de leur insuffler une vie en leur apportant des traits de caractère et des intrigues secondaires, ce qui ne fait que ralentir le récit et provoque l’effet inverse : au lieu de montrer que ces personnages existent en dehors de l’écran, on a l’impression de voir des figures artificielles. Le film jongle maladroitement entre ces sous-intrigues et, si l’ensemble est décevant, n’oublions pas ces séquences très intenses qui expriment la détresse d’une classe paysanne abandonnée par l’État chinois. Le Léopard des neiges est une œuvre éminemment politique et pourtant jamais théorique. On retiendra notamment cette très belle scène dans laquelle Jinpa fait appel à un homme armé d’une pelleteuse pour récupérer ses moutons encore vivants de l’enclos. Ce village délaissé, contraint à la débrouille et à la négociation permanente, se voit tiraillé entre la complexité de sa situation et la simplicité de son mode de vie.

  • Le Léopard des neiges, réalisé par Pema Tseden avec Tseten Tashi, Jinpa et Xiong Ziqi. En salles le 11 septembre 2024.
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