Le Kiosque : Lever de rideau, place Victor Hugo

Après 10 années à étudier l’art, Alexandra est venue prêter main forte à sa mère dans son kiosque à journaux du 16ème arrondissement de Paris. Ce qui devait être un travail alimentaire s’est peu à peu transformé en quotidien. Durant 6 ans, elle documentera, caméra au front, la vie des autres qui défile sous ses yeux. Le Kiosque synthétise cette période de sa vie, au gré des difficultés, des rencontres, et des cafés partagés.

Voguant sur le trottoir, on distingue d’abord des silhouettes, à la lumière des lampadaires. Je m’imagine des costumes étriqués pressant le pas, des fumeurs matinaux dont le partenaire ne supporte pas le tabagisme, des coureurs aguerris, ou encore de jeunes fêtards, maquillés de la veille. Arrive le bruit des motards et des aboiements lointains : Paris s’éveille, et avec elle, le kiosque à journaux de la famille Fay. Tapis dans l’ombre, nous attendons le lever de rideau. Alors le cadre se découvre, au cœur duquel nous passerons la prochaine heure. Le kiosque prend vie, comme si les portants à journaux se déplaçaient d’eux-mêmes, mettant en branle cette joyeuse symphonie de bruits. Il ouvre ses bras métalliques sur la rue, apportant aux passants des éclairs d’informations. Un œil jeté sur une couverture, ou sur une autre, dont le titre pourrait rythmer, qui sait, les conversations du soir. On ne saurait s’imaginer ce qui peut se tramer dans un espace si exigu. Au cœur de son 3m2, Alexandra rend hommage à un lieu disparu. Les alvéoles de monnaie, dans lesquelles on pouvait déceler la marque des mains de ses parents, de ses grands-parents et de ses arrière-grands-parents, ne sont plus qu’un souvenir du toucher. Grâce à ce film, elle magnifie cet endroit que nous croisons tous les jours, et sublime les passants, qui font vivre le kiosque. On ne fera que croiser des visages familiers, ou comme elle aime à les appeler « des gens qui se perdent en route ».

 La femme à la caméra

Ce travail composite fait se côtoyer dessins, croquis, paroles, et mises en situation

Pour voir au-delà de l’amateurisme, il faut appréhender cette installation formelle au prisme des histoires qui nous sont contées. C’est par sa voix, et la pédagogie qu’elle s’efforce d’apporter, qu’Alexandra nous éclaire sur un métier qui disparaît. Nous partageons son (et ses !) quotidien(s), à hauteur d’yeux. Elle n’hésite pas à nous balancer dans les journaux lorsqu’elle doit répondre au téléphone, et cet enthousiasme naturel n’est pas déplaisant. Son visage, absent quasi-entièrement du film, croise notre chemin au détour d’un miroir, attisant notre curiosité. Mais elle reste en retrait, humble ou timide, laissant la parole à ceux qui deviennent les acteurs de son film. Ce n’est pas pour rien qu’elle choisit, sur les dizaines d’heures de rushs enregistrés, la séquence dans laquelle Damien, SDF bourru, dépanne une jeune femme de 2€ pour qu’elle s’achète un ticket de métro. De sa voix maladroite et rocailleuse, ce que Damien dit à cette passante qui n’ose prendre l’argent, semble d’une évidence rare « Vous vous sentez gênée ? C’est une question d’orgueil ? Ce n’est pas horrible, c’est humain ! ». Tout au long du film, Alexandra pose des questions à sa caméra : comment faire pour ne pas trembler avec le téléphone ? Comment ne pas couper le son avec son majeur pendant la prise ? Elle se congratule aussi de ses trouvailles, apportant une mise en scène à ses journées répétitives. Mais alors que la caméra tente de s’aventurer hors du kiosque, c’est le drame. Coup du destin, accident de matériel, nous n’aurons pas d’images. Comme si celle-ci voulait rester au chaud, dans ce lieu étroit qui devient pourtant, à mesure que le film avance, si réconfortant. De la même manière qu’elle découpe des bouts de phrases à scotcher, les unes derrière les autres, elle construit une œuvre patchwork, entre témoignages et exposés explicatifs sur le domaine de la presse en France. Ce travail composite fait se côtoyer dessins, croquis, paroles, et mises en situation. Au rythme des intempéries de la ville, elle surmonte les rhumes et la pluie hivernale. Car la réalité est dure : tous les jours, elle croise le regard d’égéries, qui la toisent en couverture de Vogue, se demandant bien ce qu’elle fait dans ce drôle de chapiteau. Elle peut toutefois toujours compter sur ses acolytes, qui viennent la soigner, lui apportant « santé et prospérité ».

  « J’ai encore perdu mon chat »

Plus qu’un essai anthropologique, c’est une démarche humaniste

À mesure de nos rencontres virtuelles, nous suivons, et c’est là l’intention première du film, la cartographie des clients habitués. De toute évidence, la mise en vente de journaux tels que Le Chasseur Français, Anti-Âge, Mondes Étranges ou encore Je Trompe Mon Mari, mis en vente sous le même kiosque, ne peut qu’attirer chez Alexandra un panel de clients des plus variés. Sous les croquis adorables de leurs visages, la jeune femme appose le nom de leurs journaux de prédilection. Pour Mariouch, ce sera La Croix. Pour Mme Piou Piou, sans grande hésitation, Le Parisien, Point de Vue et Match. Et pour le fameux Damien, qui n’a de cesse de perdre son chat, Aujourd’hui en France. Alexandra pose un regard profondément tendre et amical, sur ces destins croisés, qui partagent avec elle un mot, un café ou une musique enregistrée. Si ce film est riche d’informations sur un univers aussi singulier que le quotidien d’une kiosquière, il parle avant tous des gens. Plus qu’un essai anthropologique, c’est une démarche humaniste. Libre à ceux qui le désirent de prendre part à cette aventure.

Quelques préférences se dégagent, peut-être portées par ma tendresse pour le troisième âge. Dans un premier temps, Madame Piou Piou. Allergique aux compliments, elle rougirait presque à la flatterie délicate d’Alexandra, pour rétorquer juste ensuite une grossièreté bien placée. Elle est de ces vieilles femmes tirées à quatre épingles, qui crient haut et fort ce qu’elles ont dans la tête, sans se soucier une seule seconde du regard des autres. Avec ses « tifs » mal lavés, Madame Piou Piou ne manque pas de faire chavirer les cœurs au kiosque Victor Hugo. Arrive ensuite Mariouch, charmeur invétéré, qui a toujours une attention gourmande pour Alexandra. Tantôt trois madeleines au chocolat (qu’il semble préférer accompagnées d’un petit verre de vin) tantôt quatre boudoirs, pour accompagner le café. D’un pas décidé, il débarque dans le kiosque, cet endroit qui lui semble si familier. Aux côtés d’Alexandra, ces gens sont chez eux. Mariouch aussi se gêne des compliments d’Alexandra devant sa prestance à la caméra. Mais à partir de quel âge arrêtons-nous de recevoir des attentions pour que chaque parole agréable embarrasse à ce point ? Mention spéciale à Christiane, qui ravie l’affiche, surexposée derrière ses lunettes 3D. On suit son idylle naissante, avec un sourire timide et des yeux qui pétillent, comme à 20 ans. Comment ne pas fondre face à cette femme hilare devant les fesses tatouées de Kate Moss ?

C’est le cœur léger que nous quittons cette joyeuse troupe, avec l’envie de passer la tête derrière le rideau, de s’attarder un instant pour parler de la pluie et du beau temps.

  • Le Kiosque, un documentaire d’Alexandra Pianelli, en salles le 6 octobre 2021

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