Le couple hétérosexuel lave plus bleu que rose

Après avoir successivement interrogé la maternité, la relation des femmes à leur corps et les débuts de la puberté, Les Filles de Simone reviennent en force pour politiser sur scène un nouvel aspect de nos vies intimes : le couple hétérosexuel. Derrière le hublot se cache parfois du linge s’inscrit dignement dans la lignée des créations du collectif. Percutant, efficace, déjanté et éminemment drôle, ce spectacle délectera les femmes et est à voir d’urgence pour les hommes.

Tout commence dans la buanderie

On peut dire que le décor plante… le décor. Sur scène, attendant les acteurices, trône, centrale et sur un piédestal, une belle machine à laver du meilleur goût DIY. Une statistique tombe rapidement : les femmes consacrent en moyenne 1h48 par jour de plus que les hommes au travail domestique. On comprend le tableau. Mais on ne s’attend pas à la délicieuse succession de « scénettes » qui forment tant de démonstrations voire de petites épiphanies que d’hommages à l’histoire du théâtre et de ses descendants. Selon leur habitude, Les Filles de Simone ont fait un travail studieux de documentation et de réflexion sur leur sujet. Puis une fois le fruit de cette recherche longuement fermenté, maturé par le travail au plateau qui le sublime, nous le voilà rendu de bien multiples et ingénieuses manières. Les références abondent, mais toujours justifiées par l’histoire et pour l’histoire, elles ne nous étouffent pas et ne nous sortent pas de la fiction.

L’alternance de ces moyens est terriblement efficace pour nous faire prendre conscience des enjeux derrière un simple bol pas lavé.

Si les scènes sont parfois bavardes (mais toujours avec un humour incisif), d’autres au contraire pratiquent la démonstration par le show, don’t tell. L’alternance de ces moyens est terriblement efficace pour nous faire prendre conscience des enjeux derrière un simple bol pas lavé. On finit par voir plus loin que ce qui nous est montré, comme si, une fois qu’on nous avait livré les clefs de lecture, nous n’avions plus besoin d’être prisEs par la main. A travers des moments aussi variés qu’une comédie absurde où le couple du XXIe siècle rencontre le théâtre bourgeois du XVIIIe avec ses amants bols dans le placard, un podcast façon Les Couilles sur la table élégamment rebaptisé « Une couille dans le potage patriarcal » ou encore la pantomime d’une femme qui, à l’aide d’un tuyau, « gonfle » son mari effondré jusqu’à ce qu’il aille dans l’espace tandis qu’elle finit exsangue – ce sont tous les enjeux de ce travail domestique invisible dont nous prenons conscience. Succès professionnel (donc pouvoir économique), santé physique et mentale, liberté de vivre sa vie comme on l’entend… La « taille du sexe symbolique » joue sur bien des plans. Y compris hors du couple, ce qui justifie les allers-retours permanents entre un théâtre brechtien et d’autres formes plus classiques : les acteurices elleux-mêmes sont prisEs dans l’engrenage des interactions hétéronormées.

Enfiler nos lunettes analytiques

Venant se placer comme un filtre entre nous et le réel, le féminisme matérialiste des Filles de Simone nous révèle des vérités sous-épidermiques, tel un scanner ou une IRM

Une fois la mécanique comprise, elle se décline aisément dans tous les aspects de nos vies, à la manière de n’importe quelle grille d’analyse. Venant se placer comme un filtre entre nous et le réel, le féminisme matérialiste des Filles de Simone nous révèle des vérités sous-épidermiques, tel un scanner ou une IRM, sans avoir pour autant la prétention d’éclairer toutes les facettes de ce qu’il montre. Mais il apporte une lecture de nos quotidiens qu’il nous faut garder en tête : le privé est politique – ô combien politique – et le patriarcat en pénètre tous les recoins.

Partant de l’équilibre de la répartition des tâches ménagères dans le couple, on glisse vers d’autres sujets, introduits sans être nommés. Charge émotionnelle, représentations culturelles, modèles parentaux défectueux (qui ne sont qu’une extension dans le réel des imaginaires qui nous construisent, eux aussi), sexualité dans le couple, relations de travail… Les Filles de Simone ne font d’ailleurs pas l’erreur d’opposer ces différentes zones du quotidien. Une actrice-personnage (la confusion participe de la synthèse) déclare même : « on revit parfois en répèt’ ce qu’on a vécu dans notre cuisine ». La domination masculine ne s’arrête en effet pas à la porte du foyer conjugal, mais se revit et se décline à l’infini des interactions.

J’ai toutefois regretté un « happy ending » un peu forcé. La recherche d’une égalité et d’une entente dans les relations femmes-hommes se limite hélas bien trop souvent aux sphères « agréables » de la vie conjugale. Se donner dans la chambre, oui, mais dans la cuisine… J’ai toutefois vu dans ce spectacle un signe bien plus optimiste : son existence même. Les Filles de Simone travaillent en effet d’ordinaire en non-mixité. La présence d’un homme sur le plateau a probablement chamboulé certaines de leurs habitudes, un certain confort – du moins est-ce ce que sous-entend la pièce. Mais ce choix fut assurément fécond au vu du sujet. Et surtout, la qualité est au résultat. J’espère qu’entre elleux les artistes ont su passer d’aussi bons moments qu’elles et il nous en ont donné par leur art, et qu’iels ont trouvé, à travers lui, un terrain d’égalité.

Nous, public

Les corps sont un peu plus penchés en avant, un peu plus tendus, les yeux vont de la scène à la salle, suivant les regards des personnages qui ne se portent pourtant que sur des interventions imaginaires

Une grande force des Filles de Simone, c’est de savoir mettre l’accent sur le côté « vivant » du spectacle vivant qu’est le théâtre. Leur humour repose en bonne partie sur l’engagement du public, sur sa complicité. La pièce commence ainsi à l’envers… par un bord de plateau avec les acteurices ! C’est un pari. Mais en ce soir de première, il fut largement réussi. Dès les premières secondes, il se passe quelque chose. Dans le public, les corps sont un peu plus penchés en avant, un peu plus tendus, les yeux vont de la scène à la salle, suivant les regards des personnages qui ne se portent pourtant que sur des interventions imaginaires. Et les rirent affluent, comme des vagues. Par ce plébiscite, c’est finalement son projet que la troupe fait accepter au public – puisque c’est ce que développe un bord de plateau. Et le ton est déjà planté : un homme imaginaire (donc muet) du public monopolise (sans parler) la parole pour ne rien dire (vraiment rien dire), le seul acteur prend plus d’espace que les deux actrices réunies, les mecsplications vont bon train – et les critiques aussi. Ce qui permet d’y répondre, coupant l’herbe sous le pied des détracteurs mascus ! Un stratagème intelligent, il faut bien le dire.

En tant que critique, je me prends parfois à analyser autant les réactions de la salle que ce qui se déroule sur scène.

En tant que critique, je me prends parfois à analyser autant les réactions de la salle que ce qui se déroule sur scène. Ce fut le cas ce soir-là, lorsque j’ai remarqué deux types de rires bien distincts. Ceux, francs et unanimes, réagissant à un trait d’humour bien porté. Et ceux, plus épars, spécifiquement féminins, qui ne sont pas la réaction à une situation comique, mais à la reconnaissance d’une situation bien familière. Des rires de décharge, qui ont créé comme une ambiance de sororité dans la salle, des rires qui exprimaient pêle-mêle : « je comprends », « ça n’arrive pas qu’à moi », « un classique »… Des liens tacites se nouent alors au sein du public, mais aussi avec les actrices-personnages sur scène. Jusqu’au paroxysme d’une scène étonnante : une femme-actrice-on-ne-sait-plus-trop finit par hurler à son mari-acteur-la-confusion-règne qui ne la laisse pas s’exprimer et l’humilie littéralement « publiquement » (en tant que public notre place devient ainsi aussi floue que celle des personnages) : « Je veux que tu te taises ! » Elle a alors été applaudie… par le public, interrompant la scène comme au temps où les théâtres étaient lieux de querelle !

Quant aux hommes de la salle, j’ai perçu chez eux d’autres signes d’engagement. Dans une scène présentant sous forme de formules scientifiques le fonctionnement de la domination masculine (un humour absurde cachant en fait une pédagogie redoutablement efficace), j’ai entendu plusieurs chuchotements masculins répondre discrètement-mais-pas-trop-quand-même aux « questions » posées par la « prof ». S’il est bien sûr amusant d’y voir une illustration du propos du « bord de plateau », on peut aussi y lire autre chose : une volonté d’apprendre. Pour faire mieux ? Je l’espère, et je remercie en tout cas Les Filles de Simone de continuer à inspirer leur public.

© Christophe Raynaud De Lage

Derrière le hublot se cache parfois du linge – par le collectif Les Filles de Simone

du 10 au 21 janvier au Monfort (Paris)

Crédit photo : © Christophe Raynaud De Lage


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