Le charme suranné du vaudeville

Sur les bancs de la petite salle à la Comédie St Michel, la jeune et sympathique compagnie des Coureurs de Jardin s’attelle à une pièce de Sacha Guitry. Exercice difficile pour un texte plutôt daté, mais dont les comédien.nes se tirent avec une forme de fraîcheur.

Ciel, mon mari !

Le programme est lancé dès le départ : Guitry a commodément intitulé sa pièce Le mari, la femme et l’amant. Ce qui est bien, c’est qu’on sait où l’on va. Il y aura donc portes (et gifles) qui claquent, amant qu’on embrasse derrière les portes, ballet de quiproquos, situations gênantes, coïncidences, confidences mal appropriées, coups de téléphone codés et conseils sous le manteau prodigués par les domestiques. Mais là où Feydeau et Labiche atteignent une virtuosité dans la dramaturgie qui fait de leurs pièces un engrenage rythmique parfait, où l’accumulation de problèmes progresse vers une apogée réjouissante qui fait oublier le côté trivial du sujet, Guitry pèche par excès de discours. Il s’agit surtout, semble-t-il, de convaincre de plusieurs réalités incontournables : 1/ les femmes sont de grandes tentatrices et de faibles créatures – quand elles ne sont pas des diablesses, ce sont d’assommantes matrones qui refusent de faire l’amour au moins une fois par semaine comme l’exige leur mari ; 2/ l’infidélité est la loi d’une relation amoureuse réussie ; 3/ certains hommes sont faits pour être des maris cocus, d’autres des amants fougueux – et nul doute que Guitry se serait placé dans la seconde catégorie.

Pour un Guitry féministe

Les Coureurs de Jardin défendent plutôt bien des personnages féminins pourtant assez malmenés par Guitry.

On ne peut certes pas éviter le côté machiste de l’affaire : Guitry est un homme qui écrit pour des hommes, comme le formule la metteure en scène et comédienne Diane Lotus. On ne peut éviter non plus le monologue final de l’amant qui surtout ne veut pas rentrer dans les chaussures du mari sous peine de perdre sa prestance, avec la femme qui lui répète avec des yeux brûlants : « vous êtes un monstre ! ». Mais étonnamment, les Coureurs de Jardin défendent plutôt bien des personnages féminins pourtant assez malmenés par Guitry. On entend assez clairement les plaidoyers de la femme pour l’incongruité de sa position : « alors comme ça, il faudrait toujours s’habiller au mieux pour être présentable pour tes invités, mais lorsqu’ils me trouvent belle, c’est moi qui suis provocante ? » Comme un relent d’Astérix en Corse : « elle te plaît pas, ma sœur ? Ah, elle te plaît, ma sœur ??? »… La position féminine a toujours quelque chose d’absurde. Belle pour que son mari en soit fier devant ses amis, mais pas trop pour qu’il n’en soit pas jaloux… Janine, interprétée par Diane Lotus, est une femme forte, qui sait se mettre en colère et assume ses désirs avec une tranquillité qui la rend agréablement moderne.

Malgré le texte ou plutôt dans les interstices de ce que Guitry, peut-être, n’a pas osé pousser à bout, les rôles sont ainsi renversés : les femmes ne jouent ni les vamps, ni les effarouchées, quand les trois hommes se couvrent plutôt de ridicule – et on rit de bon cœur à voir le mari, l’ami et l’amant, privés de sexe pour des raisons différentes, voir rouge en écoutant de jeunes mariés s’ébattre dans la chambre voisine. Mention spéciale pour Jimmy Borges, désarmant dans le rôle du domestique sensible, qui cherche une femme forte pour le rassurer la nuit et fait des claquettes quand il est tout seul… C’est le grand gagnant de cette partie de chassé-croisé amoureux, et comme souvent, le seul élément sain de cette troupe de rentiers préoccupés de leur nombril.

Le bel animal

Si le traitement du texte offre une certaine résonance contemporaine, les Coureurs de Jardin ont cependant choisi de situer leur mise en scène dans une modernité non datée, où les femmes portent des pantalons et les hommes des chaussettes dépareillées, mais où l’on vit quand même dans de moelleux appartements au rythme d’un jazz très années 1920. Un mélange donc de prise de position fantaisiste et moderne avec un cadre tout à fait bourgeois propre au vaudeville, qui a eu sur moi un effet quasiment nostalgique. Il y a quelque chose de rassurant, au fond, dans ces intérieurs douillets aux lampes tamisées, aux poufs rose bonbon, où les problèmes les plus graves sont de savoir où l’on ira en cure et qui vient dîner ce soir…

Quitte à prendre Guitry à bras-le-corps, autant casser complètement les codes du vaudeville.

Mais quitte à prendre Guitry à bras-le-corps pour faire entendre son sous-texte féministe, autant casser complètement les codes du vaudeville, et faire franchement dérailler le vinyle… J’avais envie que ce cadre bien huilé dérape, que tout explose, que la satire montre son vrai visage. Car c’est contre ce genre de théâtre de portes qui claquent et de moulures au plafond que se sont insurgés les avant-gardistes du début du 20ème siècle, en réclamant de l’art théâtral qu’il cesse d’être un pur divertissement pour aller toucher le fond des choses… Depuis notre position actuelle il y a quelque chose d’assez intéressant, au fond, à se repencher sur ces textes pour les examiner comme de curieux objets. Que nous disent-ils, comment résonnent-ils avec nous ? Les Coureurs de Jardin offrent du moins quelques réponses, et défendent leur partition avec enthousiasme. Et si le jeu est parfois inégal, l’ensemble est prometteur – surtout pour le plaisir manifeste de toute l’équipe sur scène.

  • Le mari, la femme, l’amant, de Sacha Guitry, mise en scène de Diane Lotus, à voir à la Comédie St Michel tous les vendredis et samedis jusqu’au 7 mai 2022

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