Abdellah Taïa : Soigner son passé

Dix ans après la mort de sa mère, Youssef – professeur de français à Paris depuis plus de 20 ans – retourne à Salé, ville marocaine qui l’a vu grandir. Là-bas, il se retrouve confronté à ses souvenirs. Ceux d’une enfance homosexuelle et de toute la violence à laquelle elle a été confrontée, ceux d’une vie familiale remplie de femmes partagées entre traditions et refus de se conformer à certaines règles mais aussi ceux d’un amour de jeunesse dont le fantôme vient le hanter de nouveau. Dans ce nouveau roman d’Abdellah Taïa, Le bastion des larmes, paru aux éditions Julliard et pré-sélectionné pour le Goncourt 2024, nous voilà confrontés avec une certaine cruauté au passé et au présent d’un personnage tiraillé entre vengeance et pardon, le tout dans des rues marocaines que des décennies ont vu changer, ou pas. 

La mère de Youssef est morte hier. Comme le veut la tradition, ses six filles iront dans toute la ville à la recherche des dettes qu’elle a pu laisser avant de partir.

Pour ce faire, il faudra à ces femmes arpenter la ville, questionner l’histoire et les personnes qu’a pu fréquenter leur mère pour rendre à chaque personne son dû. Youssef, lui, n’accompagnera pas ses sœurs, comme le veut la tradition.

Dix ans plus tard et encore bien vivant, c’est sa propre histoire que l’homme vient questionner de retour sur sa terre natale. À mesure que son voyage approche, le narrateur se retrouve nez à nez avec les fantômes de son passé et notamment Najib, son premier amant devenu dealer de drogue. Avec son souvenir, d’autres arrivent : les violences physiques et sexuelles, le poids des insultes et de la honte que lui ont fait porter les autres pour son homosexualité. S’impose alors à lui deux possibilités, celle de la vengeance ou du pardon. Déambulant de nouveau dans les rues de Salé comme dans ses rêves, le narrateur répare les non-dits et les tabous de son enfance, pose enfin des mots sur ce qui était jusqu’alors entouré de silence. 

Et malgré la violence, il se souvient aussi, de la tendresse parfois, du soleil de la ville qui l’a vu naître, et des textes qu’il lisait adolescent, ceux-là même qui lui ont donné l’envie de venir écrire en France. Alors, comme un instant de douceur volé à la dureté de ce récit, l’auteur nous laisse, nous aussi, apprécier un instant un poème d’Abou Firas al-Hamdani ou une chanson de Najet Essaghira.

Mon nom est ton nom, habibi,

ma ville, mon histoire, 

ma maison, mon voyage. 

Le monde entier 

et ses secrets 

vivent avec moi,

vivent en moi,

tant que, dans le voyage, tu es avec moi.

(Extrait de Bahlam Maak , « je rêve avec toi » de Najet Essaghira.)

Et dire le mal

Le bastion des larmes – car il faut aussi le dire ainsi – est un livre violent, cruel mais nécessaire. Rien ne nous est caché et l’auteur ne prend pas de détour : dans ce Maroc des années 80, les jeunes hommes que l’on soupçonne d’être homosexuels se font violer et agresser, et nous en sommes témoins. 

Le bastion des larmes – car il faut aussi le dire ainsi – est un livre violent, cruel mais nécessaire.

En peu de mots et quelques phrases, la réalité est exposée et les images nous heurtent. 

« Ses mains se baladent partout sur le corps de l’enfant. La tête. Le cou. La poitrine. Le dos. Elles entrent dans le slip de l’enfant. Devant. Derrière. Elles ressortent. […] Derrière. Entre les fesses. À l’aide de son doigt, le vieux va violer cet enfant. Faire de lui son objet sexuel. » 

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Ne seront pas épargnées au lecteur les cruautés subies par les enfants. Et si le personnage principal du récit ne raconte pas cela de sa propre bouche, qu’importe, Najib, son premier amour que personne n’a pu faire taire, le dira pour eux deux. Youssef, lui, plus tard, se dressera face à ses propres traumatismes lorsque l’histoire se répétera sous ses yeux. Car dans les rues de Salé, rien n’arrête la cruauté, pas même l’enfance, pas même la mort. 

Et pourtant, malgré toute cette violence, cette histoire « toujours, en voix off, elle dit aussi l’amour ». L’amour d’un frère pour ses sœurs, d’un fils pour sa mère, d’un homme pour son amie d’infortune. Au fil des chapitres, Mounya, ancienne pute et lesbienne, aux côtés de Kamla (la Parfaite), Farida (l’Unique), Hadda (la Tranchante), Samira (la Veilleuse), Ilham (l’Inspiration) et Ibtissam (la Souriante), les six sœurs de Youssef ainsi présentées, deviennent la part de lumière du récit. 

Au-delà de leurs contradictions, toutes ces femmes, dont l’innocence de la jeunesse a pu se laisser engloutir par le poids des injonctions, gardent en elles et dans les yeux du narrateur un amour pur. Alors, par ce récit fort et bouleversant, l’auteur rend aussi un délicat hommage aux propres femmes de sa vie. 

« Elles n’ont peur de rien, mes sœurs. Plus tard, je ferai comme elles. Je détruirai par mes mots tout le monde, tous ceux qui se donnent le beau rôle. »

  • Le bastion des larmes d’Abdellah Taïa, Juliard, 2024

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