Laurent Pépin

Laurent Pépin : les racines du rêve

Belle conclusion à une belle trilogie que Clapotille. Initié dans l’ombre des traumatismes infligés par les parents, poursuivi par l’amour, l’itinéraire du narrateur s’achève avec une paternité tout aussi onirique et diffractée par les mots et la folie que le furent ses précédentes aventures.

Laurent Pépin, Clapotille

Le conte s’ouvre lorsque le narrateur met au monde, en terminant de la dessiner, Clapotille, l’enfant mort-né de sa compagne décédée, qui vivait jusque-là dans les limbes — avec un compagnon sur lequel nous reviendrons. En achevant ce dessin, il permet à Clapotille de venir au monde. Puis il l’élève douze ans durant et, s’il est indéniable qu’il l’aima, il l’aima comme il avait aimé la mère de l’enfant ou la compagne qui l’avait précédée : à l’image d’un parasite qui, blessé et marqué à mort par ses traumatismes, ne peut plus agir qu’en trou noir et qui, inéluctablement, tragiquement, aspire et épuise l’âme des êtres lumineux qui lui est donné de côtoyer.

https://zone-critique.com/critiques/entretien-laurent-pepin

Car ces contes joignent à l’émerveillement des mots et des images une noirceur profonde, la fatalité des traumatismes infantiles. Certes — et on renverra le lecteur à l’ensemble de la trilogie — le narrateur a subi les sévices les plus vils que l’on puisse infliger à un enfant. On pourrait croire que la psychologie puis la poésie lui permettraient de, comme on dit, « s’en sortir ». Après tout, Camus ne disait-il pas lui-même qu’on écrivait pour sauver sa peau ?

Le rêve comme refuge du langage humain

Mais le narrateur ne se sauve nullement, et ne fait que retarder l’échéance. Il n’arrive pas à élever Clapotille, et sent avec l’éveil à l’amour de cette dernière qu’il voudra la posséder, qu’il laissera ses vieux démons, ses monstres le posséder, le pousser à lui faire du mal. Alors il fuit, fréquente les bars à rêves dans lesquels les rêveurs se dissimulent pour vaquer à leurs dérives nocturnes, dans ce monde qui a banni tout onirisme, en ce qu’il ne tolère plus aucun décalage avec la réalité.

« Le rêve, la littérature, la musique, les arts, les phénomènes météorologiques susceptibles d’éveiller l’émerveillement étaient considérés comme des délits qui mettaient en danger la santé publique.

Il fallait reconnaître que nous étions tant de Rêveurs brisés par le monde que la communication pouvait régulièrement se trouver coupée entre les individus, chacun traduisant la langue selon ses paysages engloutis ou le corps de ses femmes disparues. »

On ne peut ici ne point songer à Orwell, qui nous a appris que toute novlangue, c’est-à-dire tout langage qui se fixe pour objectif d’asservir en diminuant, cherchera à créer un langage univoque. Or l’humain mâtine, patine sa perception du monde en y mêlant son irréductible singularité : ce faisant, il rend équivoque toute expression. Ainsi « chaque Rêveur, même brisé, [a] le pouvoir de troubler le sens formel des mots et de l’illustrer dans les expressions de son visage ». C’est ce qu’exprime à l’extrême l’ “expérience limite” de la folie du narrateur : ce dernier crée un monde imaginaire par la manière qu’il a de regarder le monde qui existe.

https://zone-critique.com/critiques/laurent-pepin-lavenement-des-rompus

Pendant que son père tente de combattre ses démons, Clapotille retrouve le garçon auprès duquel elle était lorsqu’elle résidait dans les limbes, Antonin. A mesure que quelque chose naît entre eux, elle lui enseigne son art de fabriquer les rêves.

La question du rêve, sans doute plus que celle de la folie, est le nœud de ce récit. Intrinsèquement lié au souvenir — au ressouvenir —, le rêve semble lui permettre de vivifier le présent, à condition que les souvenirs ne soient pas cassés : « Un souvenir cassé, ce n’est pas un souvenir qui manque ou un souvenir à trou ou un souvenir dont le trou a été rebouché à la va-vite avec une idée de passage, ces idées migratoires qui font parfois leur nid dans les failles de notre mémoire et finalement s’y installent, faute de mieux. Les souvenirs cassés, ce sont les souvenirs que l’on rejette et qui se changent en trous noirs. » Toutefois, la mémoire apparaît davantage comme la base, la fondation du rêve plutôt que comme son but, comme l’explique Lucie (la mère de Clapotille) au narrateur lorsqu’elle réapparaît à lui : « Les rêves servent à éclairer ceux qu’on aime, pas ceux qu’on a perdus. » Or, empoissé dans son passé, happé par la gravité de ses souvenirs trous noirs, le narrateur ne parvient jamais à s’en extraire, à se tourner vers l’avenir.

La question du rêve, sans doute plus que celle de la folie, est le nœud de ce récit.

Par moment, le rêve semble à la fois moins et plus que cela : présent dans les moments les plus anecdotiques, il n’en reste pas moins lourd de sens.

« Si je mens tu me repeins en vert. [dit Antonin]

— Ha ha, dis-je en riant doucement. Je te signale que tu viens de faire un rêve. Papa dit que les rêves ou les traits d’esprit, c’est pareil. »

Le rêve serait alors tout ce qui échappe à la pensée fonctionnelle et à sa novlangue univoque, à « l’acidité cruelle de la pensée filtrée ».

Le rêve comme principe unificateur

Mais le rêve s’appuie également sur les archétypes collectifs dont parlait Jung : même sans souvenir, l’humain reste accessible à ce surcroît de sens :

« Elle pensait que les contes ne servaient pas qu’à apprendre à déjouer les enchantements, que si l’on ne pouvait plus réparer les souvenirs des gens, les contes de fées demeuraient enracinés, cachés tout au fond des esprits même les plus inaccessibles à la pensée non filtrée. »

https://zone-critique.com/critiques/langelus-des-ogres-de-laurent-pepin

Le rêve apparaît ainsi comme une puissance unificatrice, plongeant ses racines dans les profondeurs de la psyché collective et déployant en guise de ramages les traits d’esprit par lesquels la vie psychique organique, et non fonctionnelle, s’exprime chaque jour.

Mais cette conclusion est bien trop carrée et conceptuelle pour ce livre poétique, dont les pages sont pliées d’images qu’il serait vain d’expliquer : laissons-lui donc les derniers mots, avec cette vision d’angoisse, cette description d’une zone réservée aux égarés de la vie, dont le narrateur du conte fait partie.

« Le désert aux mille chemins confluents s’étendait à perte de vue aux limites de la Ville. Il était parsemé d’algues et de varech séché et la légende disait que cela avait été un territoire marin autrefois, dont on avait fini par tamiser la mer à cause des rêves-à-s’envoler-si-loin qu’elle drainait avec elle. On pouvait y marcher un temps indéfini, mais quand on commençait à se dire qu’on allait mourir, comme ça, dans ce désert inhospitalier et truffé de traces de pas perdues, le Quartier des Enfants Oubliés surgissait alors parmi les dunes, comme une excroissance industrielle bâtie à partir d’un rejet urbain. »

  • Laurent Pépin, Clapotille, Editions Fables fertiles, collection « L’heure des contes », octobre 2024

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire