Comment écrire l’indicible ? Comment l’écriture peut-elle contenir en elle la multiplication des violences qui s’acharnent sur le corps, sur celui des femmes ? Mes pieds nus frappent le sol de Laure Martin, largement autobiographique, est un ouvrage d’utilité publique, pas uniquement en tant qu’il est l’incarnation d’un récit de violence, mais également car il met la lumière sur la réalité de la mémoire traumatique, de la dépossession du corps et de la survie après elles. L’inceste, l’autodestruction, l’effondrement psychique, la maternité réduite à un épuisement, la révolte contre un système oppressant : la voix narrative les déploie avec force et netteté.

Mes pieds nus frappent le sol retrace une existence marquée par les violences sexuelles, l’inceste étant à l’origine d’un cycle de dépossession du corps. Les tentatives de reconstruction se heurtent à de nouvelles formes d’asservissement d’un monde structuré comme une prison patriarcale à ciel ouvert. L’écriture, sans concession, épouse les ruptures causées par la mémoire traumatique dans une succession de fragments qui disent l’enfermement, la sidération, la dissociation, mais aussi la rage et la survie. Rythme saccadé, phrases brèves, images tranchantes : la voix narrative rejette l’apitoiement comme la facilité, projetant le lecteur dans une existence dominée par l’injustice, mais traversée par la nécessité de se relever. De l’enfance brisée à l’errance adulte, de l’autodestruction à la maternité contrainte, le texte trace une trajectoire où l’intime rejoint le politique. L’ultime basculement, porté par la révolte féministe au Mexique, transforme la douleur en un cri collectif. L’écriture devient alors un dernier rempart contre l’anéantissement, manière de reprendre possession de ce qui a été arraché.
L’inceste : sidération sans fin
« La limace, c’est le zizi de Papi. » L’incipit rend compte de manière directe de l’horreur qui surgit avec cette image tant organique que dérangeante, car l’intrusion s’inscrit dans la matière même du corps de l’enfant. L’humidité, la viscosité, l’irréversibilité du contact imposé : l’écriture les révèle, la violence s’exerçant sous couvert d’autorité familiale. Cette dernière instaure un silence écrasant, enfermant la victime dans une prison intérieure dont elle ne peut s’extraire.
Le texte étouffe volontairement, mimant l’enfermement propre au fonctionnement systémique et silencieux de l’inceste : le quotidien lui-même reconduit l’inéluctable. La maison familiale se fige alors, verrouillée par l’omniprésence du bourreau, dont la seule manifestation sonore annonce la menace : « J’entends le bruit de ses pas dans l’immense couloir et la panique me fait tourner la tête. » L’attente, tout autant que l’acte lui-même, exerce sa puissance destructrice. Le silence, maître dans le corps et l’esprit des victimes, condamne, tout comme la nuit ne promet pas le repos, mais la terreur latente d’une attaque. La peur imprègne donc le quotidien, régit l’espace et ronge le temps.
Le texte étouffe volontairement, mimant l’enfermement propre au fonctionnement systémique et silencieux de l’inceste.
Le langage, cru et direct, répète la cruauté des gestes subis et perpétrés contre une enfant : « Papi ouvre ma zezette et farfouille dedans avec son nez et sa bouche, comme un chien qui cherche des trucs dans la forêt. » L’image animale efface toute trace d’humanité de cet homme, la comparaison avec le chien réduisant l’acte à une prédation aveugle, dénuée de toute ambiguïté. Rien ne vient tempérer la brutalité de la scène : ni faux-semblant, ni illusion de douceur, seulement la violence dans sa nudité la plus absolue, rendue par une écriture encore marquée par la douleur ravalée. Car, face à elle, la dissociation devient l’unique refuge : « Quand Papi fait ça, je pars très loin dans ma tête, je m’en vais dans un monde de coton, poupée de chiffon, paix éternelle. » L’éloignement mental supplée à l’impossibilité de fuir physiquement. L’enfance ne se réduit pas seulement sous la violence, elle s’efface dans ce mécanisme de survie. Devenir « poupée », c’est s’anesthésier, cesser de ressentir, renoncer à toute réaction, puisqu’une poupée ne souffre pas. Une poupée ne lutte pas. Comment même des enfants pourraient-ils lutter face à une telle violence ?
Le rejet du corps : mutilation et négation du féminin
L’enfance volée cède la place à une adolescence marquée par l’autodestruction ; le corps est décrit et pensé comme territoire hostile, matière non-vivante à mutiler, à nier dans ses moindres failles. L’automutilation prolonge l’agression initiale : « Je n’arrive pas à m’en empêcher, j’arrache mes cheveux. Je les tire et je mange leurs racines gluantes. » La douleur est donc outil, outil qui permet de reprendre le contrôle : ce n’est plus l’autre qui impose sa marque, mais elle qui s’attaque à son propre corps. L’image du corps qui se dévore lui-même traduit une rupture absolue, un rejet sans retour.
Notons que le féminin est lui-même vécu dans l’ouvrage comme un handicap dont l’existence même est niée tandis que la souffrance qu’il engendre est socialement intégrée : « Moi, je voudrais être un garçon. Je voudrais qu’on me colmate, que l’on bouche mon trou avec du plâtre. » L’objectif n’est pas seulement de fuir la violence, mais d’empêcher qu’elle puisse advenir en supprimant toute vulnérabilité perçue. L’être féminin ne se définit plus par lui-même, mais à travers les agressions qui l’assignent à une condition subie : l’atteinte du corps devient une réponse récurrente et normalisée.
Le viol et l’effondrement de la réalité
Le récit se brise avec la scène de la pinède au Lavandou, un arrachement brutal qui marque un nouveau seuil dans l’escalade de la violence. Ici, plus d’échappatoire, plus de dissociation possible : l’agression est frontale, implacable. « Il fonce sur moi, je sais que je vais mourir. Il me frappe le visage, mes lunettes volent, je tombe à terre. » La précision du détail – les lunettes projetées – fige l’instant avec une acuité glaçante, rendant tangible les répercussions de chaque coup. Puis vient le basculement, l’instant où le corps et l’esprit cèdent sous la pression d’une violence qui s’accumule, se répète, se grave dans la chair : « Je cesse de crier, je cesse de me débattre, il cesse de me frapper. » La structure même de la phrase enferme l’horreur dans un enchaînement mécanique. L’arrêt de la lutte prouve ici que face à toute cette violence, la soumission est très souvent la seule issue pour survivre.
De l’enfance brisée à l’errance adulte, de l’autodestruction à la maternité contrainte, le texte trace une trajectoire où l’intime rejoint le politique.
Corps maternel et asservissement
L’espoir d’un renouveau, d’une reconstruction à travers l’amour et la famille, se heurte à une nouvelle forme de dépossession : « On prend mes bébés sur ma peau, couverts de notre sueur et de nos larmes. » La maternité devient, elle aussi, une expropriation. Même les enfants lui échappent. L’épuisement s’installe alors, nourri par l’image sacrificielle de la mère selon le patriarcat : « Saison des pluies, je les endors au sein, l’un après l’autre, ça dure des heures, bouche asséchée, corps vide, à bout, plus rien. » Dans ces moments, les violences passées resurgissent, submergeant un corps féminin réduit à une fonction nourricière, vidé de toute existence propre.
Le dernier basculement : du silence à la révolte
La sortie de cet engrenage trouve son ancrage au Mexique et dans l’onde de choc du mouvement MeToo. Elle passe par la sororité, par la colère aussi, une colère née du partage des récits et de la conscience d’une oppression systémique. « Au Mexique, on viole et on tue les femmes et la justice ne fait rien. » Le texte dépasse alors l’intime pour se confronter à une réalité plus vaste. Ce n’est plus seulement son histoire, c’est celle de milliers d’autres.
D’abord réticente face à cette libération massive de la parole, méfiante envers l’attention soudaine des médias, l’autrice s’inscrit progressivement dans ce mouvement pour briser le silence. Son livre en est la preuve tangible, en engagement nécessaire, pour laquelle nous la remercions.
https://zone-critique.com/critiques/cecile-cee-ce-que-cecile-sait/
La manifestation devient alors l’ultime forme de survie, car la voix narrative ne fuit plus et peut alors hurler dans les rues comme entre les pages : « Je n’ai senti aucune peur, sous les matraques j’ai continué à hurler ma colère et ma peine comme une possédée. » Là où tout n’était que silence, le cri enfin prend toute la place, comme le prouve l’une des dernières phrases, métaphore d’une essentielle transmission, l’héritage d’une sœur de combat : « Tú también, mi hija, escriba. »
Écrire incarne l’acte ultime, celui qui empêche l’oubli de tout engloutir, qui ancre le vécu individuel dans une histoire collective avec profondeur tout en l’exposant à la surface du papier.
Mes pieds nus frappent le sol redonne une voix à la souffrance inscrite dans la chair, retranscrite ici dans toute sa crudité. L’écriture mime la sidération, la dissociation, l’éclatement du réel sous la violence, les mots portant en eux les marques de l’effraction. Les phrases, similaires à du slam, traduisent un combat entre l’anéantissement et la survie. Le texte suit une trajectoire où l’intime heurte la sphère sociale tout entière concernée, dans la mesure où la douleur individuelle rejoint une colère collective : de l’enfance brisée à la maternité contrainte, de l’autodestruction à la révolte. Les étapes franchies témoignent d’une résistance continue et impérieuse. Laure Martin nous démontre avec une force saisissante qu’écrire, c’est résister, arracher la parole au silence, refuser l’effacement des corps meurtris, inscrire dans l’histoire ce que des générations ont voulu enfouir sous la peau des femmes.
- Mes pieds nus frappent le sol, Laure Martin, Éditions Double ponctuation, janvier 2025.
- Crédit photo : ©Marie Joubert.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.