Avec son exposition Bagarre, dauphins et purgatoire à la Galerie Valérie Delaunay à Paris, le jeune peintre remarqué en 2023 avec son énorme retable en or rejoue l’Apocalypse à sa sauce, en mêlant aux troubles de l’époque ses obsessions pour l’art sacré.

Parfois, il prend à Thibaut Huchard comme un sentiment d’étrangeté. Comme le 7 janvier dernier quand, ouvrant sa télé, le trentenaire découvre les images cataclysmiques des incendies dévorant Hollywood et Los Angeles. Le jeune artiste vient justement de finir « Fiat Lux », une toile sombre d’1m50 sur 90 cm aux perspectives sinueuses et inquiétantes sur laquelle se trouvent une centrale nucléaire à sept cheminées et, à l’horizon, une Amérique qui prend feu. Même bizarrerie qu’en 2019, le 15 avril avec le feu de Notre-Dame. Le peintre venait alors de mettre les dernières retouches à une toile illustrant une église ravagée par les flammes. « Certes, je n’avais pas peint Notre-Dame, mais ça m’a fait tout drôle, je dois dire ».
Les églises en feu, les villes dévastées, et le bestiaire hiératique du peintre sont à retrouver jusqu’au 1er mars à la Galerie de Valérie Delaunay à Paris dans le cadre de son exposition personnelle « Bagarre Dauphins et purgatoire », du nom de sa pièce maîtresse. Une immense toile de près de trois mètres de haut à la composition grouillante, et aux lignes de fuites chaotiques, avec au centre un cortège d’au moins 200 femmes manifestant aux flambeaux et en lutte contre des CRS, au premier plan une cavalcade moyenâgeuse avec chiens et loups lancés à la poursuite de pauvres cerfs, un fourgon de police, un embouteillage de voitures, des anges qui prient à genou, le procès d’un cochon.

Ailleurs, c’est un bateau de féministes abordé par des ours, des migrants qui tentent de traverser un fleuve, deux châteaux-forts, des démons qui ripaillent ou torturent, des scènes d’émeutes urbaines, un tigre et même des dauphins armés de kalachnikov. Impossible de tout décrire tant tout y est monstre.
Sans surprise, les spectateurs y verront le reflet d’un monde au bord de l’abîme. « Logique », selon Huchard. « Les gens voient l’apocalypse derrière l’accumulation de signes. »
L’époque offre, il faut dire, matière à penser. Entre « l’apocalypse heureuse » qui semble promise par Donald Trump, les images de désolation, de Gaza, en provenance d’Ukraine ou de Los Angeles, les crises sociales et écologiques, l’apocalypse hante littéralement ce début d’année.
La programmation artistique en témoigne. Le 1er février, la Bibliothèque nationale de France (BNF) a ouvert un cycle sur « l’Apocalypse. Hier et demain », avec une dizaine de conférences et une grande exposition réunissant 300 pièces inédites, comme des fragments de la tenture de l’Apocalypse d’Angers. Une tapisserie du XIVe siècle de plus de 100 mètres de long à laquelle Huchard renvoie explicitement dans ses toiles.
L’iconographie circule dans les deux sens. Irrévocablement on pense à toutes les représentations de fin du monde renouvelée sans cesse en Occident depuis le Ier siècle et L’Apocalypse selon Saint-Jean ; de Jérome Bosch à Cranach en passant par Dürer, les romantiques comme William Blake et jusqu’à Guillaume Bresson pour les contemporains. La figure de proue de la nouvelle peinture figurative est d’ailleurs mise à l’honneur en ce moment par le Château de Versailles qui expose ses grandes scènes hyper-réalistes de violences urbaines.
En ce qui concerne ses inspirations, Huchard lui, fait « dans le très vieux » et le revendique. Il s’en réfère à ses peintres fétiches : le Français Jean Fouquet dont la miniature de « Saint-François recevant les stigmates » du Christ est l’une des plus vieilles oeuvres conservées de l’artiste du XVe siècle. Thibaut puise aussi auprès des primitifs italiens et flamands comme Paolo Uccello, ou plus tardivement Brueghel et les frères Van Eyck à qui il a repris l’idée d’une peinture déclinée sous le format du retable.
« Avant la Renaissance, la perspective était au service de la narration. On pouvait la tordre dans tous les sens, et ça donnait à l’artiste la liberté pour plus de fantaisie ».
La technique lui permet de superposer un nombre incalculable de scènes sans avoir à respecter les échelles de grandeur naturelle. Un personnage au premier plan prend parfois autant de place que celui au troisième ou au quatrième. L’œil est ainsi happé partout créant un indiscutable chaos sans point de fuite où s’échapper.
C’est cette façon qu’il a de « se jouer des perspectives » qui a plu tout de suite à la galeriste Valérie Delaunay qui a découvert l’artiste en 2024. Sa manière « érudite » aussi de convoquer les références à l’art sacré l’a séduite.
Dans le petit format « Robin du Hood », sélectionné par la galeriste, le peintre rejoue le motif de Saint-François recevant les stigmates avec, à la place du religieux ce qu’on s’imagine être « un jeune de banlieue ». Et en guise de Jésus, un drone.
« Thibaut a sa façon bien à lui de parler des thématiques sociétales, avec un sourire narquois. », analyse Valérie Delaunay. Exemple avec « La roue–tourne », autre petit format où un bonhomme en chasuble de la CGT regarde deux témoins récupérer la tête d’un chevalier jaune gisant sur un rond-point. Clin d’oeil évident au mouvement social des gilets jaunes et à un démembrement opéré par la répression policière.

Les couleurs pétaradantes, le trait naïf et le ridicule des personnages font sourire au premier regard. « À l’évidence, dans sa peinture il se cache quelque chose d’infiniment plus chargé et plus lourd » nuance Valérie Delaunay qui évoque le vertige ailleurs de « ces autoroutes sans fin » ou de « paysages de centrales nucléaires. »
Avant de trouver son harmonie, le jeune peintre a pourtant longuement tâtonné.
« Au début je ne traitais que des sujets sociétaux et de manière extrêmement réaliste. Mes peintures c’était un peu “La Banlieue du 20H”, dit-il, en référence au livre du sociologue Jérome Berthaud. « C’était assez pratique. Il suffisait que j’ouvre le journal télé de TF1, j’avais multitudes de clichés à reproduire. Littéralement. »
Pendant un temps, Huchard passe donc un grand nombre de soirées devant les infos à chercher à coup de captures d’écran de reportages des scènes à travailler sur son chevalet.
D’autres fois, il lui arrive de peindre ses amis en leur donnant les attributs des Saints.
Ces préoccupations en transparence relèvent de l’héritage familial.
Élevé par une mère très investie qui lui donne tôt le goût de la chose publique et un père pianiste originaire de la région de Padoue qui le traîne petit dans les églises, il se passionne d’un côté pour le fait, la politique et les mythologies.
Le religieux s’agrège à l’équation en toute logique, « comme toute personne qui s’intéresse à l’art avant l’époque moderne. Avant, l’art était religieux, point », justifie-t-il.

Thibaut Huchard ne baigne alors pas dans la bigoterie. Il n’a pas non plus été élevé dans les croyances fiévreuses de ses ancêtres de Vénétie. Mais son père, proche de l’organiste et compositeur Olivier Messiaen lui inculque « une certaine idée du beau et de la transcendance ». En 2010, sa formation à l’école de dessin Emile Cohl de Lyon termine de lui donner le coup de main et la curiosité nécessaires pour creuser son sillon.
Plus les années passent, plus ses tableaux glissent vers le religieux et plus sa technique se spécialise. Le Lyonnais se met à peindre progressivement sur du bois. Il pense à utiliser la forme du retable. Il s’initie à la tempéra, la peinture à l’oeuf et aux pigments, utilisée avant l’invention de la peinture à l’huile. Puis il se forme à la pose de la feuille d’or.
Il casse les perspectives. Son trait se précise. Il a abandonné le réalisme pur.
Même les modelés de ses personnages évoluent. Les visages sont oblongs, les membres dodus. Les yeux en amande et les traits plus simples font penser aux idoles de la peinture orthodoxe.
L’ancien pensionnaire de la Villa Velazquez, Bilal Hamdad qui a travaillé avec lui a pu le voir à l’œuvre. « Il donne peut-être à son trait des airs en apparence naïfs, mais je l’ai remarqué, il a une très grande technicité qui se ressent notamment dans sa maîtrise de la lumière. Tout son travail lui coûte aussi énormément de recherches, ça se voit.»
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L’alchimie prend véritablement pendant la période du COVID.
« Le JT, s’est rempli rapidement de choses improbables se souvient Huchard. Les débats sur l’hydroxychloroquin ou les questionnements sur le fait de savoir si la terre était ronde, on ne voyait pas autant de discours de ce type dans l’espace public avant. »
À l’époque, les théories du complot pullulent, et la société s’embrase de mythes. « On est passé du marronnier à l’arbre de vie. », résume avec ironie l’artiste.
Chez Huchard, c’est donc naturellement que le mariage du social et du sacré s’opère dans sa peinture. « J’ai un peu suivi la voie d’artistes comme Léon Golub », analyse-t-il rétrospectivement. Avant de croquer en peinture les débordements racistes et belliqueux de l’Amérique, le peintre contestataire et proche du courant de la nouvelle figuration s’était d’abord lancé dans les thématiques mythologiques et religieuses avant de virer sur des représentations proprement politiques. « Moi j’ai fait l’inverse.»
En 2021, son premier retable prend forme.
Pendant deux ans, Huchard perfectionne ce premier jet et en produit un nouveau. Plus grand, plus beau, plus technique. Intégralement dessiné à la main, recopié sur sa tablette graphique, le modèle est par la suite gravé au laser sur un panneau en bois de deux mètres. Cette dernière opération prendra plusieurs semaines, obligeant l’artiste à travailler parfois des nuits entières pour éviter à ses camarades d’atelier de respirer le reflux des fumées de sa machine.

La pièce voyage en 2023 entre le musée Caillebotte, où elle est accrochée à l’occasion de l’exposition « Figurations », organisée par le critique d’art Guy Boyer, et le pavillon de l’Arsenal où elle s’affiche lors de la Biennale de Paname. Pour l’exposition à la galerie Delaunay, il a turbiné plusieurs mois pour composer de nouvelles pièces, dont certaines scènes sont directement extraites de son nouveau retable. Fin mars, c’est au Carreau du Temple à l’occasion du salon du dessin contemporain Drawing Now Paris qu’on pourra retrouver son travail. Il représentera sa galerie aux côtés de la Franco-Suisse Hélène Muheim et de ses sublimes paysages réalisés à l’ombre à paupières et au graphite.

Huchard ne sait pas encore ce qu’il y exposera.
Nul doute que l’actualité lui donne du grain à moudre d’ici là.
« À force de voir ce qui se passe dans le monde, j’en viens à penser que je fais de la peinture naturaliste », sourit le trentenaire qui se garde de jouer les prophètes. Ce qui l’intéresse c’est de raconter des histoires. « Au fond, je suis toujours le même môme. J’ai toujours aimé les foules, les batailles et les grands récits. Je ne fais que reproduire en peinture ce que je faisais déjà avec mes légos en étant petit. »
- Crédit photo : © Quentin Chevrier
- Bagarre, dauphins et purgatoire, Galerie Valérie Delaunay, du 30 janvier au 1er mars 2025.
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