L’une des principales qualités de Gilles Lapouge selon André Versaille, est sa capacité à capter notre attention. Cette faculté s’est vérifiée lors de l’Atelier des mots et des curiosités d’Eric Poindron, qui avait l’honneur d’accueillir le journaliste, l’écrivain et le voyageur à l’occasion de la sortie de son dernier livre : L’Âne et l’abeille (Albin Michel, 2014).
La genèse de cet ouvrage remonte à la lecture d’un poème de Francis Jammes intitulé « J’aime l’âne si doux » : « J’étais en classe de 7e à Oran avec un prof’ très gentil et très gros. Quand nous faisions une bêtise, il nous provoquait dans un duel à la règle. Nous gagnons toujours car nous avions plus de facilité à l’atteindre avec son ventre ! Un jour, nous devions faire une rédaction sur un poème, c’était celui de Jammes. Quand les résultats sont tombés, j’étais dans les derniers, nul. Maintenant, toutes proportions gardées, cela me rappelle Cicéron et son Pro Milone, son plaidoyer pour Milon. Ce dernier jouait sa tête et Cicéron a perdu. Frustré, il a refait son argumentaire dans la nuit. Si bien que le texte dont on dispose n’est pas l’original. J’ai fait pareil en quelque sorte, L’Âne et l’abeille, c’est un texte que j’ai écrit il y a quatre-vingt ans et que je reprends. Je m’étonnais que Francis Jammes, dans son poème, convoque l’abeille pour évoquer l’âne. Mais je me rendis compte que personne n’avait jamais tissé le lien entre eux deux. Dans mon livre, on ne voit jamais que le grand écart entre l’âne et l’abeille. Chez l’abeille, c’est un vide sexuel total. Tandis que l’âne est un fou de sexe, c’est un exhibitionniste. Leur point commun, c’est qu’ils font l’amour avec d’autres espèces. On n’a jamais vu une girafe faire l’amour avec une punaise. Or l’accouplement d’un âne et d’une jument donne un mulet. Cela prouve l’intelligence de l’âne : il fait l’amour à la jument et arrive à avoir un enfant. Mais la punition divine s’abat sur le mulet et non sur lui. C’est l’enfant qui ne pourra pas en avoir. En ce qui concerne l’abeille, elle fait l’amour pendant cinq jours avec les fleurs à la fin de sa vie. Quand l’abeille fait l’amour, elle fait vraiment l’amour. Spengler a montré qu’elle a une mémoire des fleurs aimées et une jouissance. Un autre scientifique a démontré que les fleurs se maquillent pour attirer les abeilles. Quand une fleur fait l’amour, elle se fane par la suite. Sinon, elle se maquille pour la prochaine fois, comme une vieille qui a peu d’attrait mais qui espère toujours. »
Gilles Lapouge travaille comme une abeille butine : se documenter, collecter, classer pour ensuite reprendre, réécrire. « J’ai des chemises remplies d’articles de journaux avec comme nom “étoiles” ou “animaux”. Quand il s’agit d’écrire, je pioche dans ce sac. »
L’ancien collaborateur de Bernard Pivot sur « Apostrophes » a semble-t-il pioché dans de nombreux sacs pour décrire toutes les représentations de l’âne et de l’abeille. Parmi elles, il avoue son intérêt pour les visions philosophico-politiques des deux animaux : « L’abeille est utopiste, à la manière de Platon et de Thomas Moore. C’est le modèle des penseurs politiques comme Aristote, Saint-Simon, Fourier, Marx mais aussi des projets utopiques du XVIIIe siècle, avec les coopératives. Elle a réglé le problème de la sexualité en supprimant toute notion d’individualité. L’individu n’est qu’une partie de la société, qui est vouée à être en mouvement perpétuel. Ce qui est intéressant, c’est de constater que la vision occidentale de l’abeille est celle de l’insecte travailleur tandis qu’en Chine, on la voit uniquement dans le butinage, l’amour des fleurs. L’âne, par contre, est un anarchiste. Il ne se ligue pas en syndicat. Il est solitaire face à la meute. L’âne n’est pas révolutionnaire mais se il se bat seul contre certains principes, en réaliste. L’âne n’a pas de nom. Le cheval oui. C’est pour cela que je préfère de loin l’âne. »
Gilles Lapouge mène sa vie comme l’âne ses voyages.
L’âne est un marcheur, c’est d’ailleurs lui qui accompagne Robert-Louis Stevenson dans les Cévennes. Gilles Lapouge mène sa vie comme l’âne ses voyages. Ces deux là n’aiment pas la géométrie, ils zigzaguent sur le chemin mais ne tombent jamais. Cette démarche l’a conduit au Brésil, un pays avec lequel il a tissé un lien particulier.
Tout commence en 1951. Gilles Lapouge est chômeur à Paris quand il rencontre un ami qui lui dit qu’O Estado de São Paulo, un quotidien économique brésilien, cherche un journaliste parlant français. La suite, c’est l’intéressé qui la raconte, sourire aux lèvres : « J’ai dit à mon ami : “Mais je ne parle pas portugais, je ne connais rien à l’économie et je ne suis pas journaliste !” Il m’a alors répondu “Oui mais tu n’as pas de travail, tu peux donc aller au Brésil sans quitter une situation en France.” C’était d’une logique implacable. Le soir, on a rédigé une lettre de motivation chez lui pour l’intermédiaire du journal brésilien : un certain Fernand Braudel – que je ne connaissais pas ! Je ne prenais pas ça au sérieux, j’ai posté la lettre comme une blague, et… trois mois après j’étais au Brésil ! En arrivant, j’appris que le patron du journal, O Estado de São Paulo, avait fait 500 kilomètres pour m’accueillir. Moi ? Mais j’étais minuscule ! Il me dit qu’il est très content de mon arrivée parce que la situation économique brésilienne n’est pas bonne etc. Plus tard, au restaurant, il me demande : “Le Brésil doit-il avoir une Banque centrale ?” Et là je me suis dit “Oh putain… !” Ne voulant pas perdre la face, j’ai bluffé : “Quoi ? Le Brésil n’a pas de Banque centrale ? Mais enfin !” Du coup, pendant mes trois ans au Brésil, j’ai du faire des articles pour réclamer une Banque centrale brésilienne ! » (Rires)
Soixante ans plus tard, Gilles Lapouge continue d’être le correspondant en France de journaux brésiliens. Son expérience de journaliste, son parcours de voyageur, lui permet d’accumuler les histoires et de charmer l’assemblée de l’atelier des curiosités le temps d’une soirée. Il nous raconta ainsi sa partie de chasse avec le patron du journal, les cours d’économie qu’il donné au fils de celui-ci mais surtout sa rencontre avec un belge en Afrique : « Le journal m’y avait envoyé pendant trois mois pour faire des reportages sur la concurrence possible des pays africains dans la production du café. Pour moi, le café était une blague, j’en profitais donc pour me
balader. Un soir je m’étais arrêté dans une ville et il n’y avait plus aucune place pour dormir. À la réception d’un hôtel, un belge accepte de partager sa chambre, qui avait deux lits, avec moi. Nous mangeons ensemble mais le repas est déjà bizarre. Je veux prendre le sel, c’est du poivre. J’attrape le pain, c’est une serviette etc. Je ne dis rien et nous allons nous coucher. Chacun dans son lit, nous éteignons la lumière et continuons à discuter quand une troisième voix se fait entendre. Puis une quatrième, puis une cinquième, et tout ça jusqu’à ce que nous soyons dix dans cette chambre. Il y avait même une femme sous mon lit ! Stupéfait, je m’endormi tant bien que mal et quand je me réveillais, il n’y avait que mon belge et moi dans la pièce. Nous allons déjeuner, je ne dis toujours rien. Et alors c’est pareil que la veille : la confiture, c’est du miel etc. Là, je n’en peux plus et je lui dis “Mais c’est quoi ce cirque ?” Il me répond alors “Je suis magicien et ventriloque et il faut que je m’entraîne […] Il y a une insurrection dans les tribus du Congo belge et pour y remédier, le roi des belges a dépêché un magicien, moi, pour montrer que les sorciers blancs étaient plus forts que les sorciers noirs.” Son histoire m’a rappelé Robert-Houdin et la conquête française des pays arabes. »
Des récits, Gilles Lapouge en a tant et tant qu’il les sème dans ses différents ouvrages tels que Besoin de mirages (Seuil, 1998) ou Le Flâneur de l’autre rive (André Versaille, 2012). Celui qui se définit davantage comme un explorateur affirme que « le voyage, c’est ce qui ouvre une fissure dans le panorama du monde. Mais il faut être doué. Moi, je peux le dire, je suis doué. Pour explorer, je suis même surdoué car je ne connais aucune langue sinon le portugais, je me perds tout le temps et je n’ai aucune mémoire. Toutes ces raisons me remettent dans la visée de l’explorateur. L’explorateur est un paumé total ! Il débarque dans un pays dont il ne sait rien. De nos jours, c’est dur d’être perdu. Moi, il suffit que je claque la porte pour l’être ! […] Mon premier voyage, c’était avec mes parents quand nous sommes partis décourvir le désert algérien. J’étais sur un strapontin à l’arrière de la 203 familiale et ma première vision du grand voyage c’était celle de la ville qui s’éloigne. J’ai découvert le monde à l’envers. Si je peux me flatter de quelque chose, c’est de cette capacité à capter l’importance du moment. »
En fin de soirée, l’assistance de l’atelier des curiosités pouvait aisément se flatter de la même chose, tant Gilles Lapouge est un auteur passionnant. Nous avons même eu la chance de connaître la trame de son prochain roman, une histoire autour de l’identité donnée à la naissance et sa capacité à en changer, car comme l’invité s’en insurge : « Quand on naît, on a son petit kit : tu es Français, né là, de tels parents etc. C’est scandaleux ! »
Grâce à ses rencontres, à ses récits, à sa verve, Gilles Lapouge vous prend par le col, vous suspend à ses mots et ne vous lâche pas. Associant la démarche de l’âne et le travail de l’abeille, son œuvre répond à cette attente de Kafka : « On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? » (Lettre à Oskar Pollak, janvier 1904)
- L’Âne et l’abeille, Gilles Lapouge, Albin Michel, 2014.
Liste non exhaustive de personnages et de livres évoqués durant la soirée :
– Terre sauvage, revue
– Jean-Eugène Robert-Houdin
– Harry Houdini
– Michel Le Bris
– Équinoxiale de Gilles Lapouge (Flammarion, 1977)
– Le Fils du requin d’Agnès Merlet
Les Favoris de la lune d’Otar Iosseliani