L’écrivain et journaliste Philippe Lançon a été grièvement blessé lors des attentats du 7 janvier contre Charlie Hebdo. Après le drame, il tente de ressaisir sa vie déchirée par l’événement sous la forme d’un livre, Le lambeau dont la portée dépasse le simple témoignage. À la fois roman de la reconstruction et tombeau littéraire, Le lambeau permet de repenser l’écriture de la consolation.
Le livre n’est pas celui d’un faiseur. Il est encore moins celui d’un poseur, car poser relève d’un raffinement que le sujet n’admet pas. Philippe Lançon, rescapé à la gueule cassée de l’attentat de Charlie, témoigne. Surtout, il rend hommage aux morts, à ceux qui « ont de grandes douleurs » comme l’écrit Baudelaire. Écrire permet de lutter contre l’oubli. Sa mémoire est parfois comme « un disque vite saturé » ; pourtant, il s’efforce de retracer avec minutie ce qu’il a vécu, surtout, de parler à ses amis disparus.
Suivant cette entreprise de témoignage, nous, lecteurs, partageons le flux de conscience du narrateur. Ce biais ne confine ni au narcissisme, ni à l’intimisme étroit. Il ne cède pas non plus à un second écueil qui aurait consisté à se faire le théoricien, en esprit froid et détaché, de ce qui venait d’arriver.
Le lecteur assiste, dans la première moitié du roman, au passage d’un monde à un autre, ou plus exactement à ce qui ressemble à la fin d’un monde : le monde de Charlie. Ce monde est présenté comme un mélange de légèreté et de dérision ; un monde polémique et irrévérencieux ; un monde permissif et libertaire. C’était, selon les propres mots de l’auteur, « l’air de la farce et de l’irrespect ». Dès le seuil du roman, nous suivons le narrateur au sein de la sphère culturelle parisienne, celle où l’on discute — pure ironie tragique — du dernier Houellebecq. Or, l’attentat met fin à cette douceur de vivre : ce monde post-soixante-huitard est symboliquement détruit par le retour d’un succédané d’absolu sous la forme de la barbarie, « l’irruption de la violence nue » selon l’expression de l’auteur. Chez Charlie, il n’y a plus qu’un morcellement de corps épars.
Un roman de l’évènement
Comment parler d’un événement ? Voilà le problème auquel se confronte Philippe Lançon. L’événement est ce blanc sémantique qui montre que quelque chose de nouveau, qui échappe à nos catégories, advient. L’auteur admet sans ambages sa difficulté à penser ce qui vient de lui arriver : « Il m’était encore impossible de déterminer la nature de cette chose […] ». Cet événement est en lui-même tellement déroutant qu’il le pense comme une irréalité, ayant le sentiment d’avoir « été avalé par une fiction ». Néanmoins, il ne lâche pas prise, n’évite pas la difficulté et reste « obsédé par les détails pratiques et par le sens d’une expérience qu’ [il n’a] pas encore assimilée, ni même, à vrai dire, vécue. »
Philippe Lançon mâtine l’horreur d’humour, souvent sous la forme de ce sourire qui allège le poids des tragédies.
Si le sens profond de cet événement nous échappe en grande partie tout au long du roman, les conséquences sur le narrateur en sont révélatrices. Quand, allongé sur son lit d’hôpital, il fait face à ses parents, c’est comme si « […] leur vieux fils […] venait de naître ». Philippe Lançon pose la douloureuse question de l’identité : que devient-on après un tel événement ? À plusieurs moments, il se sent étranger à lui-même : « […] cet amas de chairs couvert de tuyaux et de plaies qu’on appelait Monsieur Lançon […] ». Son transfert de la Pitié Salpêtrière aux Invalides s’accompagne d’un changement d’identité : Monsieur Lançon devient Monsieur Tarbes.
C’est une expérience limite que Philippe Lançon retrace, qui consiste à frôler la mort, au sens figuré aussi bien qu’au sens propre. Les « jambes noires » des « frères K. », véritable allégorie, le frôlent, l’encerclent, et repartent, le laissant à terre. Dès lors, l’ombre de la mort n’est jamais loin, à l’hôpital, lieu qui l’écarte du champ social. La vie du narrateur prend alors une autre saveur. Elle se fait plus intérieure. Le monde disparaît : il se coupe des journaux, de la radio, de la télévision ; bref, de ce qui faisait son quotidien de journaliste. Un microcosme salvateur se crée autour de lui. Certaines figures du personnel médical deviennent attachantes : Ludo, le patient suicidaire ; Chloé, la chirurgienne qui l’accompagne au musée ; Hossein, l’homme à la présence rassurante dont les parents ont quitté l’Iran au moment de la révolution islamique.
Une des originalités réside dans la manière de traiter son propre cas, sans complaisance, sans larmes, avec un étonnant mélange de registres. Philippe Lançon mâtine l’horreur d’humour, souvent sous la forme de ce sourire qui allège le poids des tragédies. Étendu dans le local de Charlie, il décrit le bas de son visage comme « un pâté de gouache sur un tableau » qui aurait été fait par « une main enfantine ». À l’hôpital, l’autodérision fuse : « J’en aurais bavé de joie, mais je n’avais besoin d’aucune émotion pour baver. »
Malgré la netteté du découpage du récit, des lignes rouges en traversent toutes les parties. L’une d’elle tient au surgissement fréquent d’écrivains tutélaires, qui sont de véritables compagnons de vie comme de mort pour notre auteur : Baudelaire pour évoquer les morts, Verlaine pour décrire le flou féminin, Queneau pour se consoler par l’humour, La Montagne magique pour penser l’hôpital. De Proust, écrivain chéri, il retient la temporalité problématique, distinguant, à la manière de Bergson, le temps des horloges qui régit les activités du monde hors de son appartement, puis hors de l’hôpital, de la durée intérieure, qui recoupe la perception intuitive du temps qu’a le malade alité, là où le passé se poursuit dans le présent, et fait toute l’épaisseur du récit.
Yoann Chaumeil