Publié en septembre au éditions Van Loo, La Transparence d’Adrien Lafille s’affirme comme un roman singulier, à la recherche des silences de l’écriture et de l’exploration romanesque, portée par une pluralité sensible de personnages. D’une polyphonie joyeuse et parfois expérimentale, ce texte est un petit bijou sur l’arrière-pays de l’âme humaine.
Roman du réel et de ses possibilités, roman qui explore, déploie, ouvre, La Transparence grouille de personnages, de lignes de fuite, de gestes poétiques. Si on se gardera bien de présenter chaque personnage, pour donner au lecteur le plaisir de découvrir les liens et les lieux, il faut bien admettre qu’on est emporté par ces espaces si singuliers qui sont avant tout ceux de la rencontre. Car voilà sans doute ce qui fait la force de ce roman : porter, parfois avec l’habileté du silence, les chocs et les heurts, les croisements et les rencontres, manœuvrant d’infinis possibles pour ces personnages qui tissent une famille romanesque délicieuse, parfois mélancolique, parfois drôle – toujours pleine de charme. Alors il y a Sam, Rose, Dan, Kazimir, Max, Greg, Kim, il y a les autres, et s’ils sont nombreux, ils ne nous perdent certainement pas mais nous emmènent avec eux vers cette transparence de chœur ou de concert, vers un faire-monde dont ils n’ont même pas conscience – et là l’arrière-pays, là le tableau lumineux de cette intimité qui lie les individus entre eux, comme malgré eux parfois, au gré des hasards. Car encore, l’inconnu n’est pas un monde d’effroi mais l’invitation à tous les possibles.
Roman des possibles donc que ce texte d’Adrien Lafille, et des possibles romanesques. Des possibilités de la fiction offertes par les rencontres et les situations : « Mike dit de sa voix que les yeux ne sont pas aveugles et que les oreilles ne sont pas sourdes, il espère qu’on entendra cette phrase, il espère qu’on y répondra, il entendra la réponse, si quelqu’un la prononce. » On aime ce texte, parce qu’il est pluriel, parce qu’il pioche dans chaque personnage sans l’épuiser, qu’il effleure d’un geste parfois, piochant d’une subjectivité puissante, sa présence :
« Dire que le vent est froid est une chose, déplacer les lèvres c’est la même chose. Dan parle assez fort pour que Kazimir entende, et s’il entend il répondra peut-être que le froid est glacé. »
Puisque :
« Kazimir : Dan crie son nom très fort puisqu’il a disparu de sa vue.
Aucune réponse ne sera entendue.
Parce qu’il n’y en aura pas. »
Qu’il réussit ce pari précisément de nous lier à des personnages sans les saturer – d’un geste qui confine parfois au cinématographique, emportant d’une caresse l’instant même du personnage, son sursaut comme son désarroi, et ne règle rien, car l’histoire se chargera du reste :
« Dan n’arrivera jamais chez lui dans une nuit si sombre, c’est ce que répond l’autre garçon, il sera attaqué, il faudra courir si vite qu’il n’aura plus aucun souffle.
Un cœur sans souffle ne peut pas continuer à battre, il finit par s’arrêter pour toujours.
Dan sent que tout devient liquide sous sa peau. »
Ce roman, c’est donc celui des voix qui nous traversent, la sienne propre, celles des autres, voix du monde encore :
« A l’intérieur une voix dit : Sam, tu ne peux plus entrer, plus rien ne doit tourner sous ta clé, nous changerons toutes les serrures, pour que toi, Sam, tu ne puisses plus rien faire ici, pour que tu ne puisses plus venir.
Alors Sam, avec tant de force, jette sa clé à l’intérieur de l’entrepôt, vers la voix, et sort, il se tient dos à cette porte ouverte, et il dit quelque chose, très faiblement : tout le béton du monde sera cassé, les rayons du soleil brûleront le reste avec son feu. »
Voix coupable ou victorieuse, elle imbrique toujours l’individuel dans le pluriel, elle tisse encore car les maîtres mots de cette transparence seront bien le lien, le tissé, où l’auteur joue à rendre poreuse cette « frontière, entre le vertige et l’absence de vertige », un constat à la fois effroyable et puissant en ce qu’il témoigne de notre inscription et notre ancrage, même ignorés, au seuil de la rencontre.