Une affiche décapante, des trailers plus mystérieux les uns que les autres : que cache le dernier film de Jonathan Glazer, qui succède au remarqué Under the Skin après dix ans de silence ? Avec La Zone d’intérêt, le réalisateur propose une expérience visuelle et sonore cinglante, qui interroge les limites de notre empathie.
Au départ rien d’anormal, ou presque. Quelques familles pique-niquent au bord d’un ruisseau, on se baigne, c’est l’été, quelque part en Europe. On enchaîne sur la vie de famille, le petit jardin très net, la maison bien tenue, le travail domestique, les parents dans leur rôle, des enfants bien élevés. Mais quelque chose dans le cadrage sonne faux. On est loin de ces personnages, qu’on entend mal. Des pans de mur bloquent le regard, on perd de vue les silhouettes qui circulent dans ce décor un peu artificiel. Surtout un bruit constant, une rumeur forte dont on saisit mal les éléments constitutifs, fait un contrepoint troublant à l’image. On est d’abord pris d’un doute : les personnages ne l’entendent-ils pas ? Est-ce pour nous seuls, ce brouhaha menaçant, est-il une nappe d’ambiance surajoutée pour susciter le malaise ? Bientôt pourtant on ne peut plus en douter : le son est là, avec eux, dans le cadre. C’est proche. Cela appelle.
Cris et hurlements
C’est le bruit des camps. Ce sont des êtres humains qu’on torture, qu’on tue, qu’on brûle à flux constant dans l’espace entouré de murs : Auschwitz. Mais le dispositif, poursuivi, tenu comme une gageure jusqu’à la fin du film, garde son intérêt passé l’effet de surprise et gagne même en profondeur à mesure qu’on progresse dans l’horreur. La persistance de ce bruit de fond oppressant colore le film et donne une signification malsaine à ce banal portrait de famille . Que les personnages dînent, dorment, jardinent, s’amusent, plaisantent, qu’ils se disputent même, qu’ils solvent les menus troubles de la vie de famille, toujours ce même tumulte de terreur et d’angoisse couvre à demi leurs voix et fait un décalage qui menace d’annuler l’image. Hurlements, râles, cris de peur et de souffrance, piétinements, corps qu’on bat, qu’on traîne, redoublements de flammes — en alchimiste infernal, Jonathan Glazer compose avec Mica Levi une bande son en forme de cauchemar pur qui use les nerfs et malmène les sens.
L’expérience de cinéma en est coupée en deux. D’un côté les images, et à la rigueur on pourrait les prendre au sérieux. On suit ainsi le quotidien de l’officier SS Rudolf Höss (Christian Friedel) chargé de l’administration du camp d’Auschwitz, et de son épouse modèle Hedwig (Sandra Hüller), occupée à l’éducation des enfants, aux soins de la maison et à l’entretien de son jardin, sa plus grande fierté. De l’autre le son, sans commune mesure avec les images, comme sorti d’une réalité toute autre, comme si les bouches de l’enfer s’ouvraient sous les pieds de ces Allemands modèles ou plutôt comme si l’image elle-même suait, tremblait de l’horreur du crime dont les personnages, eux, ne tremblent jamais. Et parfois l’horreur surgit quand même, éruptive : c’est, au-dessus des barbelés, une cheminée qui vomit les flammes des fours crématoires ; c’est le cri déchirant d’un prisonnier qu’on mène à l’exécution tandis qu’une caméra indifférente s’attarde sur les abords riants d’un bois ; c’est le carmin vif d’une fleur qui rougit peu à peu l’écran entier jusqu’à nous aveugler.
Par-delà bien et mal ?
La Zone d’intérêt met le doigt sur une lacune dans nos représentations. Si on a beaucoup montré l’intérieur des camps et leurs prisonniers dans toute l’horreur de leur condition, rarement on a imaginé comment vivaient leurs tortionnaires, comment les corps de ces bourreaux étaient engagés dans ce processus. On ne peut guère se figurer un nazi autrement qu’hurlant des ordres et faisant le mal, sans penser à ses conditions de vie, à sa famille, à ses sentiments humains et à l’horreur banale de se dire que sa vie à lui se poursuit, que le nazi vit dans son crime comme s’il n’était pas en train de le commettre, quotidiennement. Jonathan Glazer s’efforce de filmer ces êtres duplices dans toute leur vérité, dans leur improbable normalité. Car en dépit de leur position, la valeur morale de ces humains demeure : ils aiment leurs enfants, ils tiennent à leurs proches, ils ont même de la bonté pour leurs animaux. Même leurs défauts sont normaux : ils n’ont pas la perversité qu’on aime à attribuer aux figures du Mal. S’ils ne sont pas foncièrement bons dans leur vie de tous les jours, s’ils sont même d’assez mauvais bougres, ce ne sont que de mauvaises personnes comme il y en a d’autres, détestables dans leur mesquinerie humaine.
Notre humanité oublie et ne peut pas oublier, et le film nous saisit dans cet inconfort, dans cette intenable dualité.
L’antisémitisme marqué des personnages (à plusieurs reprises, on se moque d’une domestique juive, on fait des remarques dégradantes sur leur judéité), la banalité de leur racisme trouve une place naturelle dans ce mode de vie. L’ordinaire de la cruauté est ici comme la figuration discrète de l’autre cruauté, celle qui est si grande et si hors de propos, si disproportionnée, qu’elle ne peut nous apparaître que comme une fatalité, une transcendance : ce ne sont pas les hommes qui choisissent et décident, ils suivent un plan qui a sa nécessité propre, qui est appliqué sur eux, qui leur est un métier autant qu’un destin. Certes les nazis déterminent les moyens, les formes, ils optimisent le processus d’extermination, comme dans cette scène où l’officier SS se fait expliquer le fonctionnement d’un nouveau four crématoire en termes techniques, comme d’une merveille de technologie. Mais jamais la question du pourquoi n’est posée, jamais ne peut émerger une remise en cause de ce qui a été préalablement décidé. Les personnages sont mus, poussés par une force qui les dépasse. En même temps, toute leur énergie et toute leur volonté propre s’applique à la défense de leur propre “zone d’intérêt”, ce qui est à eux en propre : la maison, le jardin longuement rêvé, la vie domestique bien réglée, le confort du chauffage central et de la piscine — et pour cela on sent qu’ils se battront, pour la conservation de leur propre privilège. Et malgré nous nous prenons intérêt à leurs dilemmes, à leurs enjeux dérisoires. Notre empathie est sollicitée, et notre empathie répond comme un bizarre réflexe, plus immoral que nos bas instincts et comme eux plus forts que nous. Notre humanité oublie et ne peut pas oublier, et le film nous saisit dans cet inconfort, dans cette intenable dualité.
La conclusion du film, en revenant brutalement au présent du musée d’Auschwitz-Birkenau, de nos jours, nous laisse glacés comme devant la contemplation de l’espace entre les astres. Les femmes de ménage astiquent les vitres, toutes les surfaces bien lisses du musée : la propreté contre l’horreur – non pas une sublimation mais un bizarre rangement, l’Histoire à sa place, les morts dans leurs présentoirs. Exposés dans les vitrines, nous contemplons sans comprendre les restes des exterminés, comme une sécrétion de l’Histoire, comme la fonction organique de la mort qui est production d’inanimé, le cuir mou des chaussures, l’entassement des traces tangibles, ce qui ne cesse d’être inconcevable.
- La Zone d’intérêt, un film de Jonathan Glazer, avec Sandra Hüller et Christian Friedel. En salles le 31 janvier 2024.
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