Laure Federiconi : combattre pour la justesse 

Décrire la singularité de l’être au monde relève d’une entreprise délicate : comment atteindre une justesse qui, par nature, se dérobe ? La vie juste explore cette quête impossible, non en la résolvant, mais en en exposant les failles. Comment fixer un équilibre quand tout vacille, quand le quotidien se morcelle en éclats disjoints, quand toute tentative d’ordre se heurte à l’absurde ? Laure Federiconi use d’une écriture captivante, capable de saisir l’oscillation, l’hésitation entre ancrage et dissolution, entre maîtrise illusoire et vertige d’une existence qui ne tient qu’à un fil.

Dans ce roman, une libraire en crise qui quitte son emploi lorsqu’elle réalise l’absurdité d’un travail vidé de sens. Libérée du cadre oppressant de la librairie, elle tente de s’ancrer autrement : yoga, méditation, observation obsessionnelle du monde extérieur, inventaire méticuleux d’objets sans réelle valeur : rien ne tient et l’errance se poursuit, marquée par une oscillation entre souvenirs d’enfance, rituels alimentaires absurdes et tentatives d’évasion avortées. Même le langage se dérègle, les mots se figent en formules vides, les gestes deviennent automatiques et les méditations sont portées par la trivialité du quotidien, comme un badge de travail, un ficus en sursis ou un ouvrier maladroit. Le récit expose donc une conscience flottante, incapable de trancher entre détachement ironique et désir de saisir quelque chose d’essentiel.

Un monde de signes dévalués

« Je suis nue et je mange du guacamole. » La scène d’ouverture s’impose avec la sécheresse d’un constat, dénué d’affect ou d’intention. La nudité n’a rien de sensuel, elle est simplement posée, factuelle. Manger ne relève d’aucun plaisir, mais d’un geste isolé, sans ancrage ni nécessité apparente. Dès cette première phrase, le récit installe une distance troublante avec le corps, une présence physique qui semble exister sans jamais vraiment s’incarner, suspendue dans un quotidien fragmenté : tout paraît à la fois immédiat et sans consistance. Ce décalage se prolonge dans le rapport aux objets. Très tôt, un bracelet religieux apparaît comme un signe vidé de sa substance : « J’ai eu le Padre Pio. Peut-être Padre Pio était-il le saint préféré du vendeur et que nous étions victimes d’un endoctrinement passif. » Ce qui aurait pu être un talisman, une ancre symbolique, est finalement un simple artefact marchand. Le sacré s’efface lui aussi dans la consommation, comme si tout devait être réduit à une fonction économique, y compris les croyances.

Le roman décrit un monde en délitement – travail, mémoire, spiritualité, relations humaines –, où objets, mots et rituels ne sont plus que les vestiges d’une signification perdue.

Ce motif de la dévaluation traverse plus globalement tout le texte. Même la ville, lieu de mémoire collective, se transforme sous l’effet d’un urbanisme amnésique : « La ville a été trois artistes anonymes dans une cour d’école, vers une piscine municipale, puis une gendarmerie. » Ce que l’on croyait être un espace vivant n’est qu’une succession d’aménagements interchangeables, un décor en perpétuelle mutation ; rien n’y subsiste.

Le travail : machine sans issue

Le monde professionnel, tel qu’il est décrit ici, fonctionne sur la même logique de simulacre. La narratrice travaille dans une librairie, mais ce lieu, qui pourrait être un refuge intellectuel, est entièrement absorbé par le langage du management : « Nouvelles arrivées, accueillies dans une ‘grande famille bienveillante’. » L’ironie est immédiate. Ce qui se présente comme une structure chaleureuse et humaine est en réalité une machine où l’individu se résume à sa fonction.

L’accumulation des gestes quotidiens souligne cette automatisation du travail : « Je badge, scanne, appelle, réponds, dis oui. » La liste, sèche, mécanique, épouse le rythme abrutissant des tâches répétitives. Plus tard, au moment de la démission, la violence sous-jacente du système apparaît avec une clarté brutale : « Je suis venue te porter ma démission. » / « Tu nous mets vraiment dans la merde. » Aucun remerciement, aucune reconnaissance. Juste la réprobation d’un rouage qui cesse de fonctionner.

Et après ? Rien. Le départ ne mène pas à une libération, seulement à une autre errance. La narratrice quitte un enfermement sans parvenir à trouver un ailleurs.

Privée de cadre stable, la narratrice tente de structurer son quotidien par des rituels, mais ceux-ci se révèlent absurdes, inefficaces. L’alimentation devient un exutoire dérisoire : « Ma peur de la mort, je l’anesthésie chaque semaine en achetant quatre kilos de pommes de terre. » La formulation, presque comique, expose avec une acuité implacable l’absurde du rapport au monde : comme si l’accumulation matérielle pouvait conjurer l’inéluctable.

Le yoga, la méditation, l’effort de concentration ne fonctionnent pas mieux. Lors d’un exercice, la narratrice lâche prise de la manière la plus triviale qui soit : « J’abandonne la position du cobra pour aller pisser. » Le langage même participe à cette déconstruction. La phrase, par sa brusquerie, vient briser l’illusion d’un moment de transcendance.

Jusqu’au langage religieux, qui se dissout dans l’automatisme : « Ceci est mon corps. Je me le répète depuis ma première communion et à chaque fois qu’après la mort de quelqu’un, il faut manger. » La parole sacrée, censée porter une signification profonde, devient une simple routine, répétée sans conviction.

La vie juste refuse la facilité d’un récit à résolution subjective et écarte le confort d’une conclusion attendue.

L’errance et l’illusion du départ

Le texte échappe à toute progression linéaire, la quête de résolution s’annulant d’elle-même. De fait, le mouvement ne mène nulle part, comme ce départ en train qui ne repose sur aucun choix réel : « Gare de Lyon. Je décide de prendre un train pour Melun que je ne connais pas. » Ni attente ni destination, juste une impulsion arbitraire, un déplacement sans véritable rupture. Loin d’une avancée, le récit boucle sur lui-même : « L’été est terminé, tout change, tout recommence. » Tout semble se modifier, mais rien ne se transforme. La circularité domine, laissant une impression d’oscillation perpétuelle, d’un flux dont on ne peut ni s’extraire ni saisir pleinement le sens ; celui dont tant sont finalement prisonniers.

La vie juste refuse la facilité d’un récit à résolution subjective et écarte le confort d’une conclusion attendue. L’ironie, d’une précision clinique, traverse le texte, tandis qu’en creux affleure une forme de mélancolie. L’illusion se dissipe, la quête d’un sens s’effondre. Le roman décrit un monde en délitement – travail, mémoire, spiritualité, relations humaines –, où objets, mots et rituels ne sont plus que les vestiges d’une signification perdue.

L’arc narratif se dérobe donc, le récit épousant l’errance du personnage, une errance sans issue, un malaise sans apaisement : toute sa force tient à cette oscillation, cette tension entre lucidité et vacuité qui rend le texte vertigineux, capable de laisser en suspens tout espoir de facilité, et dont la justesse – précisément – réside dans son refus de toute stabilité.

  • La vie juste, Laure Federiconi, Éditions La Veilleuse, janvier 2025.
  • Crédit photo : ©Anoush Abrar pour Le Temps.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire