La vie critique d’Arnaud Viviant

© Le photoblog de Renaud Monfourny
© Le photoblog de Renaud Monfourny

Nouvel article en provenance de notre partenaire La Cause Littéraire. Retour aujourd’hui sur le très beau roman La vie critique d’Arnaud Viviant, ou “un an de la vie à nu d’un professionnel de la littérature, désespéré ou exalté, impitoyable ou passionné, chevalier blanc ou cruel”.

Août 2013
Août 2013

En cette rentrée littéraire 2013, Arnaud Viviant revient au roman avec cet essai singulier, truculent, impertinent et méticuleux. Structuré et habilement dosé, les visites chez un psy, Bob, et les balades en scooter dans le Paris rive gauche/rive droite de la Porte de Versailles en mars jusqu’à la rue Blanche, servent de prétexte à « bosser un ti peu », à essaimer des constats, à répandre des confidences, à reléguer au premier plan des découvertes (littéraires et sexuelles), à exposer des ressentis sur les piles de livres qui s’accumulent dans ce fameux « couloir de la mort » du critique littéraire narrateur. L’évocation des auteurs puis des lectures qui l’ont « fait » devenir ce qu’il est côtoie les dissertions quelque peu conformistes pour ne pas dire attendues telles que celle-ci : « L’ancienne dictature du savoir et des savants cédait le pas à la prétendue démocratie de l’ignorance et des ignorants, garantie sans goulag mon ami, sans violence ma petite fleur humaine, ma pâle pâquerette que je respecte ».

Tout débute avec Michèle, le premier amour, et se prolonge avec Sartre, Beckett, Debord, les écrivains du Nouveau roman, la revue Tel Quel, cette photo de 1959 qui parle à Viviant comme seuls parlent les fantasmes ou les photos de cul, tous ces mouvements littéraires d’exception qui trouvaient la littérature aussi jouissive que la musique rock : on poursuit avec Poe, les déclinaisons du littéraire d’avec le réel, et ce summum du livre autour de Virginia Woolf, et des constats pathétiques qu’elle dressa en 1932 et en 1939 autour de la difficile combinaison de l’activité de critique littéraire et d’écrivain (esprit critique et esprit créateur), d’une part, et de la disparition de la critique littéraire au profit de la chronique littéraire, d’autre part.

Les morceaux cyniques et autodérisoires de Viviant sont un régal, si l’on excepte les observations machistes

Ponctué de quelques piques lapidaires et variées, notamment à propos de l’intervention américaine lors du tremblement de terre en Haïti, ainsi qu’autour de l’antisémitisme d’Onfray relatif à cet ouvrage raté sur Freud et dynamité par un épilogue somptueux de Roudinesco, les morceaux cyniques et autodérisoires de Viviant sont un régal, si l’on excepte les observations machistes. Avec quelle acuité son désir de restituer l’œuvre d’un écrivain dans sa singularité, et sa capacité à s’approcher au plus près de son modèle, exige un don subtil pour saisir un geste sur le vif sans le figer, une aptitude à capter la totalité sans perdre un seul détail : l’auteur possède ce pouvoir de surprendre le mouvement à travers la pose, le permanent à travers l’éphémère, le naturel dans l’artifice littéraire et la beauté dans le spontané. Viviant multiplie les esquisses, les tableaux, varie les angles et les effets, polit et affine dans cet art requis par une critique en quête de la vie créatrice, où l’on reconnaît finalement celui du portraitiste ou du statuaire. Ainsi, on s’amuse beaucoup à la lecture des pages relatant le direct des émissions du Masque et la Plume.

Et puis, cela ne s’invente pas : le critique littéraire en héros de roman. Qui est-il ici ? A la fois victime, coupable, ou étrange figure sado-maso, émergeant dans des délires assez épiques inattendus avec un imprimeur de Versailles. Ce livre raconte un an de la vie à nu d’un professionnel de la littérature, désespéré ou exalté, impitoyable ou passionné, chevalier blanc ou cruel assassin. On appréciera le recours fidèle aux grands textes (les rêveries de Rousseau) ou aux grandes personnes (Nabokov, Beckett, Houellebecq, Breton, l’art de Picasso) et aux rituels « d’un métier en voie de disparition », où l’auteur, curieux, amoureux, inconvenant, brigue le droit de manifester une exaspération de plus en plus démonstrative à propos de ce métier démythifié où l’on défend à peu près tout le monde : des fous, des inventeurs, des modernes.

« En même temps, il y avait quelque chose de dégoûtant dans cette existence exclusivement consacrée à ingérer les œuvres des autres. Surtout pour un jeune. Cela ressemblait à un boulot de vieux, une sempiternelle mastication de mets plus ou moins goûteux, plus ou moins alléchants. Comme si le critique était en fait une espèce de cobaye, une oie à gaver, un rat de laboratoire ».

Ainsi, si on passe sans mot dire sur les effets éminemment complaisants de certains passages, on peut, en effet, se demander si cette activité critique surabondante et qui s’accroît de jour en jour est bien utile. A l’ère de la littérature mondialisée et du journalisme prolétarisé, il est clair que certains esprits se demandent si l’on ne pourrait pas se dispenser de ce long détour ? « Quand on est encore beaucoup trop démocrate pour imaginer qu’un simple livre puisse changer une vie », que fait-on exactement lorsque l’on porte bien des années plus tard un regard critique sur une œuvre ? Qu’est-ce qui fonde la légitimité de ce discours ? Y a-t-il de bonnes ou de moins bonnes manières de soumettre une œuvre à la critique ? ou du moins comment notre discours sur une œuvre peut-il espérer lui apporter ce qu’elle n’a pas ?

Le très bon livre d’Arnaud Viviant n’a pas fini de donner lieu à bon nombre de commentaires érudits ou superficiels, à la mesure du talent de celui qui accepte de se prendre au jeu. Qui tolère qu’on le mette au pied du mur, face à ces contradictions ironiques. J’espère que le sort de ces critiques ne sera pas voué à rapide péremption qui seraient elles-mêmes trop liées au goût du jour consumériste. Que les conversations soient cultivées ou demi cultivées, pourvu qu’elles ne tarissent pas l’intérêt de cette composition littéraire subtilement instruite et parfois obscène, comme en témoigne l’excellente dernière scène du récit.

 Laurence Biava


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