La metteuse en scène et actrice italienne Daria Deflorian présente du 8 au 16 novembre 2024 aux Ateliers Berthier de l’Odéon – Théâtre de l’Europe une adaptation de La Végétarienne, l’un des romans les plus importants de Han Kang, la romancière sud-coréenne qui a reçu cette année le prix Nobel de Littérature. Ce hasard bienheureux de la programmation fait de la pièce de Daria Deflorian un spectacle particulièrement attendu du Festival d’Automne. Les pages de Han Kang, qui mêlent la sensualité au matérialisme putride et l’érotisme à l’annulation du corps, proposent une narration tripartite qui alterne les voix des narrateurs, une spécificité qui a particulièrement séduit Daria Deflorian pour le passage de ce roman à la scène.
Tout comme dans le roman de Han Kang, c’est le mari de Yōnghye, un employé médiocre et sans réelle ambition que celle de traverser sa vie conjugale et professionnelle avec conformisme, qui s’avance sur le bord de la scène pour revenir sur ses cinq années de mariage avec la jeune femme, encore absente du plateau. Il évoque, dans le décor d’un appartement, d’après une scénographie de Lisetta Buccellato, sobre, glauque, aux murs gris et éclairé par un néon blanc qui préfigure l’hôpital psychiatre dans lequel sera admis Yōnghye, leur vie banale, faite de routines et de compromis, sans réel désir ni passion, avant l’advenue de ce qu’il voit bel et bien comme un événement, comme une rupture. Une nuit, Yōnghye se relève et se met à vider le frigidaire, jetant dans des grands sacs noirs en plastique toute la viande et les anguilles qui s’y trouvent, sous l’œil interloqué d’un mari qui vit mal le refus de son épouse de manger désormais de la viande, puis des œufs. Campée par Gabriele Portoghese, qui avale les paroles à la manière d’un personnage dans une pièce de Beckett dans laquelle règnent le non-sens et l’absurde, la figure de l’époux se trouve plongée dans L’incompréhension la plus totale, laquelle va ensuite gagner les parents de Yōnghye, et son père en particulier, puis son beau-frère, un artiste vidéaste campé par Paolo Musio, et enfin sa sœur, incarnée par Daria Deflorian elle-même.
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Habiter et hanter… et habiter
La pièce de Diara Deflorian reprend les trois parties qui composent le roman de la Sud-Coréenne. Elle ajoute, pour chacun de ces ensembles, la mention d’une couleur, projetée sur l’un des murs de l’appartement monté au plateau. Cette mention vient souligner la trame dramatique de la pièce et faire signe vers le devenir-plante de Yōnghye. Le spectacle s’ouvre sur la couleur rouge – qui ne baigne pourtant jamais le plateau ni même n’est utilisée – avant de passer au bleu dans la partie qui donne la parole au beau-frère de la figure éponyme, vidéaste et qui désire en secret la jeune femme avant de décider d’en peindre le corps nu et de le recouvrir de motifs floraux et de plantes, et enfin au vert, couleur pourtant préfigurée dans la seconde partie avec la tache mongolique de la jeune femme. Ces indications font du reste écho aux indications de lieu et de temporalité, elles-mêmes projetées sur l’un des murs de l’appartement, et qui ouvrent chacune des scènes, rappelant pour beaucoup les indications que l’on trouve dans un scénario de cinéma avec lequel Daria Deflorian collabore fréquemment.
Il s’agit, comme dans le roman, d’abandonner le corps dans tout ce qu’il peut avoir de charnel
Pourtant, malgré cette trame claire, peu de variations viennent rendre sensible la mue de la jeune femme. Car si on comprend bien qu’il s’agit, comme dans le roman, d’abandonner le corps dans tout ce qu’il peut avoir de charnel et même si la seconde partie du spectacle détonne par un usage plastique de la couleur dans une scène de peinture d’une extrême finesse et sensuelle, les variations dans l’ensemble ne reposent finalement que sur la figure de Yōnghye et sur le jeu de Monica Piseddu. Dans cet intérieur sans vie, le personnage s’efface peu à peu, son corps s’allège : les pas d’abord lourds et comme éprouvés de la comédienne Monica Piseddu deviennent de plus en plus souples, fluets et délestés. Elle rôde, elle hante de plus en plus le plateau, comme sa présence dans la famille obsède, tranche et fait rupture. Peu à peu, les vêtements moulants qu’endossait encore le personnage après sa prise de décision et qui laissaient poindre les tétons marron de seins non enfermés dans un soutien-gorge, se font de plus en plus amples. Elle flotte dans un jeans et une maille extra-large, quand elle n’est pas nue, les côtes saillantes, comme les racines d’un arbre qui viendrait faire corps avec elle, devenir elle.
Violence contenue
Il est question dans le roman de Han Kang du récit d’une émancipation, d’abord du patriarcat – la jeune femme associe son refus de manger de la viande à la fin de toute activité sexuelle. Elle perd son enveloppe de chair, elle devient fibre, comme le jeans avec lequel elle se glisse dans le lit conjugal pour signifier à son mari ne pas avoir envie de coucher avec lui. Mais il s’agit de façon plus générale de s’émanciper du regard d’autrui, des conventions et du poids de la société. Dans la transformation de Yōnghye, se lit le refus de l’humain, dans toute sa part animale, parfois vile et profondément cruelle. Lorsqu’elle dîne au restaurant avec les collègues de son mari, elle se tait, elle ne dit mot. Le devenir-plante de Yōnghye s’associe au mutisme, au refus de la parole. Ce sont les autres qui parlent d’elle, contre elle, sans elle, pour elle, alors même que, dans et par son silence, elle s’affirme. En devenant végétale, la jeune femme habite la terre comme si elle était vierge de toute société humaine, comme si elle était seule au monde : elle prend racine et s’élève vers un après du langage et des hommes.
En devenant végétale, la jeune femme habite la terre comme si elle était vierge de toute société humaine
La plume d’Han Kang est faite de tensions et de ruptures qui rendent l’expérience de la lecture de La Végétarienne particulièrement saisissante : les pages enferment autant qu’elles insufflent au lecteur et le contaminent d’un certain désir de transgression et d’émancipation, d’une impatience même par moments. La banalité et le conformisme de la vie conjugale des époux que le premier narrateur, le mari, souligne sont rapidement contrebalancés par les passages en italique au cours desquels Yōnghye évoque les rêves macabres qu’elle fait et dans lesquels elle se voit attaquer une bête ou un humain, assassiner, dépecer, et qui sont précisément à l’origine de son choix de ne plus manger de viande. La rêverie et la fantasmagorie sont ainsi associées à la (dé)monstration d’une extrême violence, qui rend le silence de la jeune femme dans le corps du récit particulièrement chargé, voire par instants ambigu. Il semble même par endroits que la Yōnghy de Daria Deflorian atteint trop rapidement son émancipation, comme si l’interrogation de sa famille était pour ainsi dire d’emblée décrédibilisée. Il y a dans la façon même dont chacun des trois acteurs-narrateurs prend tour à tour la parole pour « dire sa Yōnghy », en s’avançant sur le bord du plateau et en s’adressant au public, une manière désincarnée de dire le drame que traverse cette famille, la rupture qu’elle vit. Évidemment, la prise de parole frontale avec le public le précipite dans une attitude analogue à celui ou celle qui parle, mais il y manque la chair, celle que Yōnghy se refuse de manger, mais sans laquelle de son côté le reste de la famille semble ne pas savoir survivre ni rester debout. Autrement dit, on en resterait un peu sur sa faim… !
- La Vegetariana, d’après le roman du même nom d’Han Kang, Prix Nobel de littérature 2024, du 8 au 16 novembre 2024 aux Ateliers Bethier de l’Odéon – Théâtre de l’Europe, du 20 au 22 novembre 2024 au Théâtre Olympia, CDN de Tours, du 21 au 24 janvier 2025 au Théâtre Garonne, Scène européenne, à Toulouse, du 5 et 6 février 2025 au Théâtre Charles Dullin de Chambéry et du 10 au 12 février au Théâtre la Vignette à Montpellier.
- Mise en scène : Daria Deflorian, en italien, surtitré en français.
- Co-création et interprétation par Daria Deflorian.
- Avec : Paolo Musio, Monica Piseddu et Gabriele Portoghese.
- Crédit photo : © Andrea Pizzalis
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