La mystique est un mystère. Elle est l’expérience d’un absolu et le fruit d’un paradoxe : comment écrire un état intérieur à soi a priori non conceptualisable ? La publication des actes du séminaire « Expériences mystiques : énonciations, représentations et réécritures » dirigé par Fanny Arama, Riccardo Raimondo et Grégory Jouanneau-Damance permet justement d’approfondir et de comprendre ce paradoxe à travers une approche à la fois littéraire, esthétique, historique et rhétorique.
« Et le risque, c’est celui des mystiques. Créer et creuser un abîme où s’enfoncer à la recherche de toujours plus improbable chance de salut. »
Joë Bousquet, Lettres à Ginette.
Les articles qui composent cet ouvrage sont autant de sillons ouverts dans le champs des sciences humaines et se proposent de montrer en quoi la piste de la mystique constitue une des approches les plus fécondes pour interroger le langage et ses apories. L’ouvrage se divise en cinq sections dont le découpage est avant tout d’ordre thématique même si une progression, ou plutôt un cheminement, se dévoile au fil des articles.
Trois regards historiques
Les trois premières contributions forment un ensemble sur la question de la représentation du discours mystiques en suivant une approche historique.
Ainsi, Lydie Parisse retrace les grandes étapes de la représentation de la notion de mystique de la fin du XIXe siècle jusqu’à des perspectives plus actuelles afin de comprendre quels regards les sciences humaines ont porté sur cette notion. C’est une façon de (re)découvrir l’importance de la philosophie spirituelle de Bergson au début du XXe siècle mais aussi de comprendre le séisme linguistique provoqué par les travaux de Michel de Certeau dans les années 70.
L’article de Florian Audureau s’interroge avec pertinence sur l’universalité du phénomène mystique. En somme, l’expérience mystique ne peut-elle se produire que dans un cadre déterminé et culturellement situé ? Plutôt que d’opter pour une approche universelle, il choisit de considérer la mystique comme un discours produit par l’histoire. Si la plupart des articles de cet ouvrage revienne sur l’étymologie du terme « mystique », Florian Aureau s’emploie à montrer la diversité sémantique du terme. Sans mener une enquête philologique, il effectue une histoire des définitions et de ce qui caractérise ce terme. Il propose de voir le secret « μυστικόν » comme l’une des clefs pour comprendre le discours mystique.
Enfin, l’article de Grégory Jouanneau-Damance propose de revenir sur l’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl, en particulier sur la réception des Fonctions mentales dans les sociétés inférieures et de La mentalité primitive. Il montre comment les écrits de ce philosophe et anthropologue de la première moitié du XXe siècle ont permis d’émanciper et d’étendre le champs d’application du terme « mystique » notamment dans le domaine artistique.
L’expérience mystique face au christianisme
Ce recueil choisit de mettre en lumière des figures plus méconnues comme Gautier de Coinci, Marguerite Porete ou Pierre Le Loyer.
Lorsqu’on évoque la mystique chrétienne, certains noms éclatants et mystérieux surgissent : Maitre Eckhart, Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix. Pourtant, ce recueil choisit de mettre en lumière des figures plus méconnues comme Gautier de Coinci, Marguerite Porete ou Pierre Le Loyer. Mais ces auteurs et autrices sont mobilisés au service d’un discours plus large qui tend à montrer la relation ambivalente de l’Église face à ces récits hors normes d’expériences mystiques. Ainsi, l’article d’Élodie Pinel revient sur la complexité de l’énonciation dans le Miroir des âmes simples de Marguerite Porete et sur la façon dont la mauvaise interprétation de cet ouvrage a valu à son autrice d’être condamnée à brûler en place de Grève pour hérésie par l’évêque de Cambrai en 1310. De même, Flavia Buzzeta revient sur l’élaboration d’une cabbale chrétienne orchestrée par Jean Pic de la Mirandole et par son lecteur Pierre Le Loyer afin de proposer une harmonisation des vérités chrétiennes et juives, entrelaçant ainsi théologie, ésotérisme et mysticisme.
À l’inverse, l’article de Romain Debluë montre comment Bossuet accorde une place et un rôle précis à la mystique à travers une relecture fine et profonde de la querelle du quiétisme. En effet, si l’évêque de Meaux est souvent considéré comme un adversaire des mystiques en raison de sa condamnation des pratiques de Mme Guyon, son œuvre oratoire et doctrinale s’attachent au contraire à réhabiliter une mystique de la pensée et de la raison.
Expérience mystique, expérience limite : la question de l’écriture
La troisième section, peut-être la plus féconde, interroge les rapports entre mystique et écriture dans une perspective plus contemporaine. L’œuvre de certains écrivains semble ouvrir un nouvel espace et faire tomber les frontières poreuses entre mystique, folie et création. Dans La tentation d’exister, Cioran expose d’une façon provocatrice ce nouveau cadre dans lequel pourraient s’inscrire les écrivains de cette section : « Le mystique ne vit ses extases ni ses dégoûts dans les limites d’une définition : sa prétention n’est pas de satisfaire aux exigences de sa pensée, mais à celles de ses sensations. Et la sensation, il y tend plus que le poète, puisque c’est par elle qu’il confine à Dieu. » Certes, la vision de Cioran est marquée par une forme de romantisme. Néanmoins, ces écrivains ont en commun de rejouer dans l’écriture la même tension à l’œuvre dans leur existence. Leurs écrits sont donc habités par des aspirations irréconciliables et des oscillations diverses où la mystique et la poésie s’entremêlent.
Ainsi, l’article de Rémy Arcemisbéhère tend à montrer que l’œuvre de Nerval est tout entière bâtie sur une forêt de signes et une tension manifeste entre la quête d’une unité entre diverses sources ésotériques et la volonté de conserver le mystère de ces arcanes. De même, Aurélie Leclerq propose de considérer le mysticisme de Pessoa comme une poétique du divers et de la contradiction. En effet, la galaxie des hétéronymes de l’écrivain lisboète illustre à la fois une volonté d’éclatement mais aussi la possible coexistence de tout. Là encore, une tension est à l’œuvre entre l’unité et la multiplicité. L’article d’Héloïse Moschetto revient sur la correspondance entre deux écrivains de la première moitié du XXe siècle, Salvatore Quasimodo et Giorgio La Pira. C’est l’occasion pour l’autrice de nous faire découvrir la trajectoire de ces deux écrivains mais surtout la façon dont ils ont effectué un parcours commun vers une ascèse mystique, ce qui se traduit par la construction d’une poétique commune.
Le travail d’Alexis Weinberg est une excellente introduction à L’expérience intérieure de Georges Bataille puisqu’il choisit de retracer la réception de Bataille dans le climat de l’après-guerre et notamment la façon dont sa conception d’une mystique athéologique a été reçue. Si l’émergence d’une pensée mystique en dehors d’un cadre religieux a pu se manifester au début du XXe siècle, notamment à travers le « sentiment océanique » dont Romain Rolland fait part à Freud, et auquel Michel Hulin consacre un chapitre dans son essai La mystique sauvage, Bataille se démarque par une pensée radicale où l’expérience mystique ne peut déboucher sur aucun contenu cognitif réconfortant. Alexis Weinberg s’intéresse d’abord à la critique sartrienne de Bataille avant de voir comment il est devenu une référence incontournable, à la fois pour le groupe Tel Quel ainsi que pour Foucault et Derrida. Or, c’est toujours cette intrication entre mystique et écriture qui sera au cœur de ces relectures successives.
Enfin, et de façon assez surprenante car ce n’est pas le nom le plus attendu lorsque l’on pense à la porosité entre mystique et écriture au XXe, l’article de Guillaume Surin évoque la façon dont une partie de l’œuvre de Derrida se structure autour de la mystique, et plus particulièrement autour de la théologie négative.
Salah Stétié : un pont entre l’Orient et l’Occident
Une partie de ce volume est consacrée à Salah Stétié, diplomate et écrivain franco-libanais dont l’œuvre poétique se nourrit du dialogue entre plusieurs traditions spirituelles. La place accordée à ce poète quasi contemporain qui n’a pas cessé d’écrire jusqu’à sa mort en 2020 surprend au premier abord. Pourtant, les articles de Ghada El Samrout et Asma Rhouati permettent de mettre en lumière la trajectoire de Statié ainsi que les diverses motifs qui imprègnent son œuvre. C’est également une façon de faire une incursion au sein de la mystique orientale, et notamment d’évoquer l’Islam soufi.
Approche transdisciplinaire de l’expérience mystique
les instruments de la psychologie ou de la psychanalyse peuvent être employés pour mieux saisir les mécanismes propres à la narration d’une expérience difficilement conceptualisable
Enfin, la dernière section de ce volume se propose d’adopter un regard interdisciplinaire et de croiser les approches pour mobiliser d’autres outils afin de mieux appréhender ce qui se joue au sein d’une expérience mystique. Ainsi, les instruments de la psychologie ou de la psychanalyse peuvent être employés pour mieux saisir les mécanismes propres à la narration d’une expérience difficilement conceptualisable. De même, les deux derniers articles explorent les relations entre expérience mystique et art plastique.
L’article de Julia Sei rapproche ainsi l’œuvre de Marcel Proust et de Simone Weil grâce à la « médiation intime », un concept que René Girard développe dans Achever Clausewitz. Cette médiation intime serait une manière de décloisonner la subjectivité, ce qui permettrait au je d’accéder à tous les autres je. Encore une fois, La mystique sauvage de Michel Hulin est convoquée pour rendre compte du surgissement d’épiphanie du quotidien chez Proust qui construise un je collectif tandis que c’est l’éthique de l’attention de Simone Weil à l’origine de l’oubli de soi qui permettrait d’accueillir l’autre en soi.
Le travail de Giovanni Maria Ruggiero propose d’analyser l’expérience mystique à l’aune de la psychanalyse et de la psychopathologie de la dissociation pour l’appliquer à Proust et à Thomas Mann afin d’établir la présence d’une mystique du quotidien.
Enfin, les articles d’Helena Canadas Salvador et de Grégory Jouanneau-Damance s’attachent à montrer que les arts plastiques portent également un discours sur l’expérience mystique. Tout d’abord, à travers une étude approfondie d’un lieu étonnant, la Rothko Chapel conçue comme un espace œcuménique qui entrelace ésotérisme, esthétique et architecture puis en établissant une permanence d’une sensibilité mystique à l’œuvre dans le mouvement de l’art informel.
Dans un siècle où l’immanence semble s’imposer, la mystique prend de nouvelles formes et profite de l’essor des études transdisciplinaires.
Cet article ne dresse qu’un panorama des différents travaux présentés dans les actes de ce séminaire mais permet de comprendre en quoi l’approche mystique est particulièrement féconde. Dans un siècle où l’immanence semble s’imposer, la mystique prend de nouvelles formes et profite de l’essor des études transdisciplinaires. Elle rend lisible des expériences indicibles et permet de penser la rupture et la discontinuité. Cet ouvrage ouvre des perspectives indispensables pour mieux saisir le monde contemporain.