La lettre au capitaine Brünner de Gabriel Matzneff raconte le doute d’un écrivain retraité de Saint-Germain des Prés face à un secret de famille datant de la Seconde Guerre mondiale. Ce roman est plus une chronique d’amis de longue date qu’un roman historique.
Le suicide est une affaire de famille. C’est ce qu’on peut penser à la découverte des personnages du dernier roman de Gabriel Matzneff. En 2012, Nil Kolytcheff s’interroge sur la mort de son cousin Cyrille Razvratcheff, qui s’est jeté d’une falaise de craie, à Dieppe, cinquante ans plus tôt. Certes, le jeune homme avait une passion pour l’écrivain Emile Cioran, et son dégoût de la vie : un « désespoir aristocratique qui l’enchante ». Mais ce geste est moins marqué par le style du poète roumain que par l’existence des parents de Cyrille. Sa mère a disparu dans les camps de concentration d’Auschwitz et son père s’est donné la mort à la fin de la guerre dans sa cellule de la prison de Fresnes.
Un héritage lourd à porter
Ce dernier, Nicolas Davydoff, émigré russe blanc après la Révolution de 1917, avait été condamné pour avoir fait des affaires avec les Allemands pendant l’Occupation. Il était accusé de leur avoir vendu des tracteurs, mais aussi des trésors du patrimoine artistique français. L’héritage qu’il laisse à son fils Cyrille, a peu de valeur mais une lourdeur incommensurable. Dans le dossier juridique de Nicolas Davydoff, une lettre, écrite de sa main, dénonce sa propre femme aux Nazis.
Un fardeau que doit porter Nil, plus d’un demi-siècle après, alors qu’on lui remet le dossier de oncle.
Outre cette affaire de famille historique, la Lettre au capitaine Brunner, raconte davantage la vie de la communauté orthodoxe de Saint-Germain des Prés, et de leurs amis. Dans cette petite bande, qui navigue entre la France et l’Italie, on compte Nil, Nathalie et Lioubov, un couple de femmes qui souhaitent se marier à Rome, Raoul et Mathilde, deux ex-amants, cinéastes, dont l’oeuvre connait un succès chez nos voisins transalpins.
La ” poche de sang contaminé ”
On peut percevoir ce roman de Gabriel Matzneff comme une oeuvre contre la famille.
Cette famille « officielle, légale » dont Nil, personnage principal « n’a rien reçu d’agréable ». « Quand elle se manifeste, c’est soit pour lui annoncer une mauvaise nouvelle, soit pour lui imposer une de ses corvées dont il a horreur. »
La famille, ce sont les liens du sang qui poussent Cyrille au suicide, car il n’a pas réussi à s’en libérer. Une lignée qui ne représente qu’un ensemble de secrets, qu’il ne vaudrait mieux pas connaître pour vivre heureux et qui est décrit comme « une vénéneuse poche de sang contaminé ». Dans ce roman, la famille est une honte, qu’on s’approprie ou non.
Matzneff et la relation libre
Face à l’aliénation familiale, Nil préfère la liberté de ses relations amoureuses, racontées dans toute l’oeuvre du romancier, bien qu’elle aient conduits à de formidables fiascos: trahison, lettre de rupture et disparition de ses anciennes amantes. Il voit ces échecs amoureux comme la réussite de sa liberté, et ses relations comme la source de plaisirs exquis.
Autre expression de la liberté de la relation, le mariage entre Nathalie et Lioubov, à l’ambassade de France à Rome, malgré le mécontentement ambiant.
Autre expression de la liberté de la relation, le mariage entre Nathalie et Lioubov, à l’ambassade de France à Rome, malgré le mécontentement ambiant. Ce mariage homosexuel célébré dans la ville du Pape, apparaît moins comme une provocation envers l’institution catholique, que comme un événement historique et un symbole de liberté amoureuse.
La valeur de la relation libre face à l’origine familiale s’exprime également dans la place minime dans le roman que prend l’intrigue dite « la lettre au capitaine Brunner » de Nicolas Davydoff, face à la place prédominante de la vie menée par ce groupe d’amis, sous le soleil de l’Italie. Ce roman raconte la dolce vita de ces êtres, qui flânent dans les rues de Naples, dans les hôtels vénitiens et boivent du limoncello. Le drame est finalement peu développé, passé sous silence, comme toute bonne histoire de famille. La lettre au capitaine Brunner est moins un roman historique qu’une chronique sur des amis de longue date.
Gabriel Matzneff continue donc de prôner la relation libre, avec ce roman, mais d’une manière moins polémique que dans ses livres précédents…
- La lettre au capitaine Brunner, Gabriel Matzneff, La Table Ronde, 29 janvier 2015
Alexandre Poussart