Avec son deuxième roman, La Géométrie des possibles, Édouard Jousselin tisse le roman ambitieux des interconnexions dans une brillante traversée du monde et des époques.
Édouard Jousselin a visiblement la plume voyageuse, pas comme un écrivain voyageur mais plutôt de celle qui a la volonté de tisser des récits tels des ponts à travers le monde. Après un premier roman remarqué en 2020, Les Cormorans, aventure maritime au large du Chili, c’est cette fois les péripéties de la vie qu’il met en scène, ou plutôt celles de plusieurs vies que beaucoup de choses séparent.
Ambitieux, avec ses pas moins de 600 pages, La Géométrie des possibles couvre une temporalité longue, de 1993 à 2020, à laquelle se greffent de nombreux échos à des légendes historiques ou encore à la Résistance. Non seulement temporelle, cette ampleur est aussi géographique, menant des forêts brumeuses du Morvan au soleil et aux palmiers de Los Angeles, en passant par Oklahoma City ou encore Paris. Enfin, se déploie une multitude de personnages, sur plusieurs générations : de Dominique, homme à la vie simple et supporter du club de foot de l’A.J. Auxerre, à Bruno Landisier, producteur de cinéma à Hollywood, d’Isabelle, compagne du premier qu’elle quitte pour le second, à Benjamin, criminologue pour le FBI, de Bill, rescapé d’un attentat à Oklahoma City, à Cándido, immigré mexicain en Californie, pour n’en citer seulement quelques-uns. Car à ces personnages qui constituent une première génération s’ajoutent par ailleurs leurs enfants.
Si l’on pourrait juger cette multiplication de personnages, de lieux ou d’époques au mieux étourdissante, au pire bourrative, chacun d’entre eux parvient pourtant à exister indépendamment
Réseau souterrain
Si l’on pourrait juger cette multiplication de personnages, de lieux ou d’époques au mieux étourdissante, au pire bourrative, chacun d’entre eux parvient pourtant à exister indépendamment, quand bien même tous se révèlent plus ou moins directement interconnectés. À l’instar de la théorie des six degrés de séparation, poursuivie dans les années 1960 par celle du « petit monde » du psychologue social américain Stanley Milgram, voulant que chaque personne dans le monde soit reliée à une autre à travers une courte chaîne de relation sociale, La Géométrie des possibles illustre cette idée en reliant ses personnages par divers événements qui les voient se croiser. Pour reprendre le terme de Milgram, en mêlant à travers la narration, ainsi que grâce à l’évolution des moyens de transport comme de communication, des destins allant de la Californie au Morvan, se dessine un rétrécissement de la planète. Une carte se forme, à l’aspect d’une toile vertigineuse ou d’un réseau, dans lequel on saute de 1995 à 2012 ou de 2016 à 1993, comme d’un lieu à un autre. Un réseau narratif qui semble agir de manière souterraine avant de se dévoiler car le développement de chacun des récits individuels finit toujours par croiser celui d’un autre. Un peu à l’image du Darkweb au cœur du récit, incarnant un lieu où les frontières sont poreuses et où la simple plaisanterie potache peut dégénérer et avoir de graves répercussions, posant la question de l’impact d’un passage du virtuel au réel. N’est-ce pas après tout une bonne interrogation littéraire ?
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Pour autant, dans le « réel », des frontières subsistent, comme le constate l’immigré Cándido, qui de retour dans son Mexique d’origine s’aperçoit qu’il n’est plus le bienvenu et est considéré désormais comme un Américain alors qu’il est toujours vu comme Mexicain de l’autre côté de la frontière. Davantage symboliques, ces frontières n’en sont pas moins violentes, bien au contraire. Ainsi en est-il d’un découpage du monde, considéré comme glorieux pour le producteur hollywoodien Bruno Landisier, ou vu avec amertume par Dominique au fond de son Morvan, entre « le côté des gagnants » et « le côté des perdants ». Une division injuste et arbitraire qui s’illustre à travers l’écho de l’escalade extrémiste aux États-Unis ou du mouvement des Gilets jaunes en France. Si certains, tel le jeune personnage de Clarisse aspirant à devenir par tous les moyens une star, tentent de percer le plafond de verre, et que la vie peut se révéler riche en surprise, seule la mort semble alors ne pas faire de différence.
Mélange des genres
Pour embrasser cette ampleur à même de raconter les soubresauts du monde occidental, Édouard Jousselin a recours à différents genres. Se mêlent habilement l’humour parfois teinté de satire, le souffle du romanesque, la tension du thriller, et même les codes télévisuels, ceux des séries comme de la téléréalité. Nourrie aussi par la littérature américaine, jusqu’à emprunter le personnage de l’émigré mexicain Cándido au roman America de T.C. Boyle (1995), l’écriture de Jousselin fait écho à son invention fictionnelle déployée pour raconter son pays, ses idéaux comme ses failles. Ainsi, la cohabitation des genres comme des influences qu’elle orchestre traduit l’aspect composite de la société tandis que les hiérarchies, tant sociale que littéraire, sont peu à peu mises à mal. Car si ce monde paraît finalement plus petit qu’on ne l’aurait imaginé, il est bel et bien plein comme un œuf.
- Édouard Jousselin, La Géométrie des possibles, éd. Rivages, 608 p., 23,90 €, 2024.
- Crédit photo : © DR/RIVAGES
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