RENTRÉE LITTÉRAIRE. Monia Aljalis fait paraître son premier roman L’Extase aux éditions du Seuil en cette rentrée littéraire de septembre. Dans ce récit, elle nous plonge dans l’univers tourmenté de Leyla, une jeune femme en quête d’absolu dans un Paris contemporain et multiculturel, reflet de tous les déchirements de notre époque. Poétesse et musicienne, Aljalis met en scène dans une prose rythmée les variations d’une errance entre héritage culturel arabo-musulman et injonctions d’une société occidentale marquée par le culte de l’individualisme et l’obsession de la liberté.
Un déchirement culturel et identitaire
L’Extase est avant tout le récit d’un déracinement, pleinement incarné dans la chair et l’esprit de Leyla, le personnage principal dont on apprend que le prénom signifie « nuit » en arabe ; car c’est dans l’atmosphère sombre et anonyme que la protagoniste trouve un terrain propice à l’errance qu’elle habite. Le jour, elle est une employée dans une agence de communication, traversée par la vacuité de sa vie professionnelle et des relations avec ses collègues qu’elle se force d’entretenir :
« Je n’aime pas mon travail. Je sais que j’y excelle, mes collègues semblent m’apprécier – au moins autant qu’on peut apprécier un collègue. J’ai bouclé mes dossiers rapidement. C’est jamais très compliqué de toute manière. »
Seul remède au bore-out qu’elle subit donc, le congé maladie délivré par son psy qu’elle manipule, comme seul moyen d’échapper à l’engrenage du Capital, mais surtout à ses propres obligations et responsabilités :
« Le psy est une solution. Il dit parfois des choses quand au ciel rien ne vous répond jamais : bénie soit la prise en charge quand on ne sait pas s’affronter soi-même. »
Naviguant entre un héritage familial et religieux qui l’ancre dans un passé révolu et un présent parisien synonyme de modernité, de liberté, mais aussi de confusion, cette dualité crée chez elle des dissonances cognitives profondes, une fracture de l’âme qui la pousse à l’abandon de toute quête de stabilité. Sur un terrain miné, celui de la société moderne occidentale, Leyla trouve les échos de ses propres contradictions. C’est ainsi qu’elle se perd au fil du roman dans un Paris où tous les tropismes se rencontrent, mais où rien ne lui offre un réel ancrage.
Une Diane rattrapée par Actéon
Dans ce récit d’une vie de jeune femme moderne et émancipée, la question du regard est omniprésente. Leyla, mi-odalisque mondialisée, mi-Diane chasseuse d’hommes est mise en scène à travers différents yeux : les siens d’abord, ceux de son psy, de son entourage, des hommes qui la voient passer dans la rue, puis ceux des membres de sa famille. Dans une prose crue et brute, Monia Aljalis dévoile les clichés qui sont imposés à toute une génération de femmes dans leur artificielle vérité. Tantôt libre et désirée, tantôt mécréante et traîtresse, Leyla est scrutée, jugée dans ses faits et gestes, dans ses choix jusque dans sa façon de s’habiller et de se maquiller. Vue, certes, par les différents hommes qui croisent son passage dans les rues de Paris. Mais scrutée et jugée par qui ? Organisé en focalisation interne, le récit n’a d’autre horizon que le regard de la narratrice sur elle-même. Difficile alors de ne pas se rendre compte de tous les stéréotypes que Leyla – au même titre que d’autres nombreuses femmes – a intériorisés et dont elle se sert pour séduire les hommes à défaut de se plaire à elle-même :
« Ce soir, Leyla vêtue de robe noire fera attention à porter la tête haute et les épaules en arrière puis elle parlera comme dans un film de Cassavetes. Il faudra que tout le monde la regarde […] Elle met un de ces colliers d’inspiration padaung, elle se sent un peu mieux parce qu’elle se voit revenir à un état qui est le sien originellement, une perfection de hammam, la nature avec de l’anticernes, une femme teint olive, une reine de harem ; Opium d’Yves Saint Laurent, du khôl ayurvédique, son visage lavé au rhassoul, de l’huile d’argan dans son shampoing bio […] Ça plaira bien à tout le monde, sauf à elle – c’est l’essentiel. »
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Fantasme d’exotisme postcolonial, « à la mode », Leyla aux bains est son propre Actéon, dévorée par un voyeurisme et un fétichisme ambiant qui est devenu le sien. Pourtant, si Aljalis semble dénoncer et déconstruire les représentations occidentales contemporaines – celles qui la poussent à devenir une « Kahina de papier glacé » – ce qui est présenté dans le texte comme un idéal de beauté et de pureté n’en est pas moins dénué de perversion. Avec nostalgie, le personnage principal se remémore ses rêves d’enfant :
« Ce cérémonial, henné sur les mains, pieds enluminés, corps aussi doux que du satin de fée ; tous la servent pour sept jours comme une reine afin d’être finalement déflorée ».
Nouvelle forme d’idéalisation ou retour à un orientalisme old school, celui de Delacroix et des colons, le corps de la femme orientale est ici perçu comme modelé depuis l’enfance par le désir masculin. Qu’il s’agisse d’une critique assumée de la part de l’autrice paraît évident dans le cadre d’un roman sur l’identité féminine. Il n’en demeure pas moins que le récit peine à dépasser l’horizon de cet « Orient Disneyland » tant les images utilisées restent en surface, prisonnières du cadre qu’elles cherchent pourtant à dénoncer.
Dans ce récit d’une vie de jeune femme moderne et émancipée, la question du regard est omniprésente.
(Ex)Stase
Personnage complexe, tiraillé entre son désir d’absolu et les chaînes invisibles de la domination masculine, Leyla reste piégée dans les filets du regard masculin et des injonctions patriarcales qu’elle a profondément intériorisées. Ses efforts pour se réapproprier son corps et sa sexualité ne sont en réalité qu’une illusion, des instants de jouissance éphémères, au même rang que ses brefs élans spirituels. Là où le titre du roman semble promettre une élévation, le récit reste étonnamment en surface, se contentant de dépeindre les mêmes scènes de débauche et d’errance sans jamais véritablement progresser. L’extase recherchée par Leyla se transforme en une stase, une fuite en avant qui ne conduit qu’à une éphémère communion lors des nuits parisiennes, où la danse, la drogue et la musique ne sont qu’un pansement temporaire sur une identité brisée. Cette quête d’extase, au lieu d’être une véritable ascension vers un idéal, se révèle n’être qu’une impasse narrative qui laisse le personnage et le lecteur dans une sorte d’immobilisme désespéré.
Roman qui soulève des questions cruciales sur l’identité, la liberté, et les illusions d’une génération en quête de sens, L’Extase se perd parfois dans ses propres contradictions, dans l’errance du personnage principal et le piège des images qui ne sont jamais dépassées ni remises en question, laissant le lecteur sur une note d’inachevé. En somme, L’Extase est une œuvre qui laisse une impression d’ambiguïté. Elle gagnerait à approfondir sa critique pour éviter les écueils de stéréotypes qu’elle prétend déconstruire.
- L’Extase, Monia Aljalis, Seuil, 2024.
- Photo : © Bénédicte Roscot
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