Dans ce roman traduit par Charles Bonnot, la diaspora iranienne est vue par trois garçons épris de liberté, de saveurs américaines et de terrains de basket, les coutumes des États-Unis et du pays des shahs entrant en résonance chapitre après chapitre.
Khashayar J. Khabushani est né en 1992, en Californie, de parents iraniens. Quant à K., le narrateur de son premier roman, il a neuf ans en 1994. Il vit dans une barre d’immeuble à Los Angeles avec ses deux aînés et leurs parents. Comme ceux de l’auteur, ils viennent d’Iran. Des années plus tôt, leur Baba s’est installé aux États-Unis, a pris racine puis il est retourné à Ispahan trouver une épouse – c’est Maryam qu’il a élue à ce poste, la douce Maryam qui est aide-soignante et étudie pour gagner en responsabilités, la discrète Maryam qui achète des vélos à ses fils et tâche de palier aux pertes d’argent inconsidérées de son mari qui n’a plus de travail. Pourtant, elle s’émancipe timidement sur cette terre de liberté, petit pas par petit pas. Elle suit des cours à l’université où elle déjeune avec des hommes, où « elle ne porte pas son hijab et elle a les yeux maquillés » – son mari considère ainsi que ce pays l’a « pervertie ». Malgré tout, elle reste fidèle à son silence et « elle ne fait pas le moindre bruit », même quand elle souffre, même sur un manège qui va trop haut, trop fort pour son vertige, parce que « à la maison, à la mosquée et à l’école, il valait mieux ne rien dire. »
L’autorité des pères
. Les voix de ces adolescents permettent à l’auteur de porter un regard hybride et sans fard sur l’Iran
Khashayar J. Khabushani raconte l’Amérique à hauteur d’enfant – les glaces, les frites trop rarement offertes parce que trop chères, trop grasses, les parties endiablées de basket, l’école, les copains et les premières amours. À cette vie si typiquement américaine, il mêle des repères iraniens, ce qui fait l’identité hybride de ses trois jeunes héros – l’odeur du thé le matin, les pickles de leur mère, le tapis persan du salon, les noix et les dattes, la mosquée. Il prend soin de souligner l’autoritarisme du père, ses caprices et la hiérarchie qu’il impose à la famille. Sa femme doit se soumettre, comme en Iran. Quant à ses fils, ils doivent souvent se taire ; si l’un parle au mauvais moment, les trois subiront son courroux. En dépit des valeurs qu’il prône, souvent paradoxales, il a un préféré, et c’est K. : il le répète à l’envi, jusqu’à ce que l’enfant ainsi que le lecteur comprennent exactement ce qu’il entend par-là, un soir, à Ispahan. Pour soustraire ses fils à l’influence néfaste du pays du rêve, leur Baba les entraîne en effet en Iran où l’émerveillement le dispute aux larmes, où l’odeur doucereuse des figues fraîches masque à peine les relents d’égouts des rues, où les glaces à la cardamone ont un goût trop artisanal pour les palais habitués aux Sundaes américains, où ils sont désœuvrés, jouent au foot avec une cannette, font éclater des pétards dans les salons et se languissent de leur vie là-bas. Les voix de ces adolescents permettent à l’auteur de porter un regard hybride et sans fard sur l’Iran dont il se souvient, lui qui a partagé son enfance entre Téhéran et Los Angeles, le pays des shahs détenant donc une part plus indélébile de ses souvenirs et de son identité.
« C’est notre pays qui me manque, dit-il, là où on avait autre chose à foutre que prier et faire la sieste au milieu de la journée comme des chiards de maternelle. »
En Iran, les hommes sont ceux qui décident et les femmes se dissimulent – K., Shawn et Justin n’en croisent aucune dans la rue. Pourtant, leur tante porte en elle l’étincelle de la liberté. Elle lit les poèmes de Forough Farrokhzad et ne peut pas se marier avec la personne qu’elle aime puisque son amour n’entre pas dans le cadre des convenances. K. l’écoute, les yeux et les oreilles grands ouverts, il se nourrit de ce moment même s’il pleure beaucoup, traumatisé par tant de choses.
À leur retour, les États-Unis sont déjà devenus plus modernes, plus grandioses et plus propices à la liberté dans le cœur des trois garçons.
https://zone-critique.com/critiques/stephen-markley/
L’étrangère Iran ; la familière Amérique
L’auteur raconte donc la bi-culturalité, cette scission de l’identité dont ses héros deviennent de plus en plus conscients au fil des pages et des années qui défilent, trois par trois dans les trois parties d’American Boys. Après 1994 et 1997, c’est donc 2000 qui arrive et avec elle, bientôt, l’année suivante et le 11 septembre. Au lycée et sur les terrains de basket, les insultes pleuvent, le racisme ne se cache plus et devient même la norme. Cela n’empêche pas Justin de tomber amoureux puis de choir encore plus bas après la rupture ; cela n’empêche pas Shawn et K. de s’en donner à cœur joie sous les arceaux, les genoux pleins des graviers du sol, les mains rouges à cause des dribbles.
Dans ce récit d’apprentissage, petite et grande histoire entrent en résonance, le contexte géopolitique répondant discrètement aux grandes étapes de la vie des trois enfants devenus adolescents qui mènent encore et toujours la vie dure à leur pauvre mère. Les querelles suivent les confidences, les bagarres laissent des ecchymoses et les trois lits superposés sont souvent désertés alors que les uns découchent, que les autres ont l’esprit ailleurs et que les derniers s’engagent. La fraternité a donc elle aussi une place primordiale ici.
K. sait désormais avec certitude que ce ne sont pas les bras dorés des filles, leurs cheveux longs et leurs yeux de biche qui l’attirent. Déjà petit, il devinait confusément qu’il était différent. Il aimait l’odeur des barbes et la moiteur des corps trop rapprochés à la mosquée, il pensait beaucoup à Johnny, comme davantage qu’à un ami.
« Mais moi, j’aime l’odeur des barbes humides et des peaux rincées, j’aime être près, tellement que, quand les hommes se penchent, plaçant les mains sur leurs cuisses avant de s’agenouiller sur le sol, je suis le seul à pouvoir regarder, puisque tout le monde, Baba y compris, se consacre à Dieu. »
American Boys est écrit avec la franchise brute des garçons, mais aussi avec une certaine délicatesse touchante et pudique qui témoigne du décalage que ressent K. – et peut-être l’auteur qui partage tant de similitude avec le héros, jusqu’à l’initiale d’un prénom trop iranien qui marque sa différence – avant même l’adolescence. Les phrases sont courtes et le présent les rend percutantes, proches du lecteur, directes comme savent l’être les adolescents en plein bouleversement.
© Ariane Shooshani
- Khashayar J. Khabushani, American Boys, Denoël, 21 août 2024.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.