On a beaucoup parlé du Goncourt 2024. Tantôt parce que son auteur, Kamel Daoud, a été accusé d’avoir utilisé, sans son autorisation, l’histoire d’une victime de la guerre civile algérienne telle qu’elle avait été confiée à son épouse psychiatre ; tantôt parce que l’ouvrage se veut critique de la politique mémorielle relative à la « décennie noire » – au cours de laquelle le terrorisme islamiste aurait fait près de 200 000 morts – ou plus exactement, de l’absence de politique mémorielle portée par le pouvoir algérien sur ce thème.

À noter que l’attribution de ce prix littéraire à l’auteur de Meursault, contre-enquête intervient dans un contexte de tensions exacerbées entre la France et l’Algérie. Ainsi, la décision du Président de la République française d’affirmer, à l’occasion d’une visite officielle à Rabat en octobre, la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental a été perçue par l’Algérie comme une manifestation d’hostilité, si ce n’est une provocation. L’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal à l’aéroport d’Alger, quinze jours plus tard, a quant à elle, achevé d’étaler au grand jour des tensions de plus en plus palpables. Depuis, les pierres d’achoppement se multiplient : convocation de l’ambassadeur de France par le ministère des Affaires étrangères algériennes en décembre, arrestations d’influenceurs algériens en France début janvier. Bref, la crise diplomatique actuelle ne cesse de prendre de l’ampleur.
Ces éléments d’ambiance ont en tout cas conduit à ce que Daoud multiplie les interviews et les tribunes dans la presse, imposant son roman au cœur de la polémique. Plutôt que d’en faire un objet politique, les lignes suivantes s’emploient à décortiquer le texte.
Houris, le roman d’une mémoire taboue
Houris est, avant tout, le roman du silence et ce n’est pas pour rien si la figure centrale du livre y est réduite. Par essence, l’histoire de l’Algérie contemporaine est complexe. Aucune société ne sort de 130 ans de colonisation brutale et d’une guerre d’indépendance de 8 ans – non moins brutale – sans que les rapports sociaux, religieux, les cultures et l’économie n’en soient profondément affectés. C’est sans doute dans ce terreau que sont à chercher les racines de la « décennie noire » algérienne. Concernant ce conflit, aujourd’hui encore, tout est sujet à discussion : date de début, de fin, nombre de morts, de blessés, identité des coupables et des victimes. Cette incertitude, ce caractère évanescent de la matière historique est très bien décrit par Kamel Daoud tout au long des pages : « Quand ça a commencé ? Personne ne le sait. (…) Vois-tu, rien n’apparaît incontestable dans cette guerre qui s’effaçait déjà ces dernières années dans la mémoire de tous. » (p. 130). Il évoque dans ce passage les conversations d’intellectuels oranais invités par Khadija, la mère adoptive du personnage principal, mais c’est la même torpeur qui saisit tous ceux qui s’interrogent, quel que soit leur niveau d’éducation et, surtout, quel que soit leur degré de proximité avec les faits de guerre. Les victimes elles-mêmes finissent par douter d’en être. Les coupables, eux, profitent de ce flou pour se disculper. À les en croire, tous étaient cuisiniers, aucun jihadiste.
L’héroïne de Daoud, la jeune Fajr – ce qui signifie « aube » en arabe mais qui est surtout la dénomination de la première prière du matin en islam – est la mémoire vivante de ces années. Elle porte le stigmate d’un égorgement manqué dans la nuit du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000 à Had Chekala, un hameau éloigné de tous les itinéraires connus et dont elle est originaire. Pour ceux qui la croisent, elle est la preuve incontestable que la guerre a existé, que des civils – y compris des enfants innocents – ont été la proie de terroristes islamistes affiliés à Al-Qaïda et soutenus par la Libye, le Soudan et l’Iran. Autour de son cou, elle noue parfois un petit foulard pour dissimuler une immense cicatrice, un « sourire », par lequel elle respire mais qui la prive de toute parole au grand désespoir de Khadija, la femme qui l’a recueillie, et qui rêve de lui faire greffer des cordes vocales fonctionnelles. Sur ce point, il convient de souligner le parallèle qui irrigue tout le roman entre le sacrifice d’Abraham, qu’ont en partage les trois monothéismes, fondement de la fête de l’Aïd el kébir, et les égorgements que pratiquaient les terroristes comme méthode de mise à mort privilégiée : « L’année où est né mon “sourire” par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. » (p. 33).
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La « femme libre », un narrateur stéréotypé
Fajr est donc muette, ou presque : « Pour me comprendre, on se penche vers moi très près comme pour partager un secret ou une nuit complice. » (p. 15). C’est un personnage réfléchi dont le riche monde intérieur – qui se caractérise par un abondant flot de pensées – est en permanence présent au lecteur. Les mêmes formules viennent et reviennent, les destins se précisent au gré des réminiscences, les histoires se complètent au fil de la plume, dans une écriture qui évoque la plus pure tradition orale. Ses actions, a contrario, sont réduites à peau de chagrin, ce qui ne cesse de s’accentuer au fur et à mesure que l’on progresse dans l’intrigue. Ce contraste est renforcé par le choix narratif opéré par Daoud. La protagoniste s’adresse, en effet, à l’embryon qu’elle porte à la deuxième personne du singulier dans ce qu’elle qualifie elle-même de « langue intérieure ». Ce procédé présente une limite majeure : les passages didactiques paraissent très contrefaits, presque artificiels puisqu’ils sont, en réalité, destinés au lecteur. On trouve ainsi des traductions de l’arabe vers la « langue intérieure » placées entre parenthèse ce qui, dans le cadre d’un dialogue, est insensé : « C’est le café Marhaba (« Bienvenue », je te le traduis dans ma langue intérieure). » (p. 18), ou tout aussi étrange : « Un fil de pêche retient mon cou à mon torse, m’empêchant de sombrer dans l’oubli, ou d’être suspendue comme une marchandise au marché de la Bastille (c’est un endroit où l’on fait ses courses à Oran) » (p. 19).
À cet égard, il y a lieu de s’interroger sur le titre. Les houris sont les vierges du paradis dans la tradition musulmane. Telles que décrites dans le Coran, elles ne sauraient exister sur terre. Leur beauté, leur éternelle jeunesse, leur pureté absolue ne sont pas de ce monde. C’est pourtant bien souvent par la formule « ma houri » que Fajr s’adresse à son embryon. Est-ce à dire que la vie in utero serait un paradis auquel les femmes n’accèdent plus de leur vivant, projetées qu’elles sont dans un environnement hostile ? Le recours au pluriel, dans le titre, signifierait-il que pour l’auteur la lignée de femmes à laquelle appartient Fajr incarne la perfection dans l’imperfection ? Une chose est sûre, en tout cas, c’est que l’emploi de la terminologie coranique pour désigner des femmes qui s’érigent à la fois contre l’islam et contre les hommes ne manque pas de sel.
Les mêmes formules viennent et reviennent, les destins se précisent au gré des réminiscences, les histoires se complètent au fil de la plume, dans une écriture qui évoque la plus pure tradition orale.
En effet, Kamel Daoud entend bien rendre hommage aux femmes libres d’Algérie, comprendre à celles qui ne se soumettent pas à la dictature – islamique – des hommes. Ces derniers tiennent d’ailleurs très peu de place dans l’œuvre qui met en scène une lignée matriarcale dont on aurait aimé que l’autonomie se manifeste par autre chose que le fait de fumer, de boire, de conduire, de vivre seules et d’avorter. La transgression procède, chez Fajr, de la provocation, du besoin de se heurter à l’ordre établi, de faire ce qui est défendu. Là où l’auteur se trompe dans son supposé féminisme, c’est que la liberté n’est pas une ré-action, c’est une action indépendante menée par et pour soi-même. Partant, la question à se poser n’est pas celle de savoir quelle place les femmes occupent en islam mais de comprendre comment elles se perçoivent elles-mêmes et ce qu’elles désirent pour elles, indépendamment du contexte dans lequel elles évoluent.
Un texte de flux et de reflux, comme la mémoire, comme le départ
Si le roman se découpe en trois parties dont la première se joue à Oran, la deuxième sur la route qui mène Fajr vers son village natal et la troisième à Had Chekala, l’avancée du récit n’est pas linéaire. Comme la mémoire qui procède par flux et reflux, comme le ressac, le chapitrage oscille d’avant en arrière. Le procédé fonctionne efficacement sauf dans la deuxième partie intitulée « Le labyrinthe », où les digressions d’Aïssa s’avèrent interminables. Cet homme, le fils d’un intellectuel de Batna, qui a hérité de la librairie familiale, recueille Fajr au bord d’une route après que sa voiture a été désossée par des malfaiteurs. Pendant la guerre civile, il a lui-même perdu une jambe, sauvagement amputée par des terroristes dans le but que le récit de leurs exactions se répande, preuve à l’appui. Depuis bien longtemps, il est réduit au silence. Plus personne ne croit aux histoires qu’il raconte et c’est pour soigner ses angoisses qu’il conduit sans fin à travers toute l’Algérie. Lui qui ne sait ni lire ni écrire – un comble pour un libraire – a développé une mémoire encyclopédique du conflit et notamment de ses chiffres (nombre de morts, dates des massacres) qu’il ne cherche qu’à transmettre. C’est un mémorial vivant, ou plus exactement survivant. Il est convaincu que l’apparition de Fajr en pleine fête de l’Aïd constitue un miracle. Sa cicatrice prouve que le conflit a existé, qu’il n’est pas le produit de son imagination comme ses concitoyens s’emploient à le lui faire croire, ne voulant plus eux-mêmes affronter ce traumatisme collectif : « Depuis l’année 2005, on m’écoutait moins, on haussait parfois les épaules et surtout, on m’interrompait sans pudeur avec des questions idiotes : “Comment vous savez tout cela ?” lançait l’un. “N’est-ce pas les militaires qui tuaient en se déguisant ?” murmurait l’autre. » (p. 291).
Comme la mémoire qui procède par flux et reflux, comme le ressac, le chapitrage oscille d’avant en arrière.
C’est finalement sur la plage, au bord de l’eau, dans les toutes dernières pages du livre, qu’il trouve un peu de répit. La mer, justement, est présente dans l’évocation par Fajr du seul homme qui semble lui inspirer d’autres sentiments que de la peur, de la répugnance ou de l’embarras. Il s’agit de Mimoun, le géniteur de l’embryon qu’elle porte. C’est un jeune pêcheur qu’elle a rencontré au hasard d’une promenade et dont les parents ont également été tués dans les années 1990. Il est ressorti orphelin de ce conflit qui a privé sa mère de l’officier qu’elle aimait et venait tout juste d’épouser. Comme toute une génération de jeunes Maghrébins, il rêve d’Europe, d’un eldorado, et c’est la mer, encore elle, qui va lui permettre de rejoindre l’Espagne où il est à supposer qu’une autre misère l’attend : « Des pêcheurs aux regards moqueurs finirent par me donner des nouvelles : le “pauvre Mimoun”, comme ils l’appelaient, était parti avec les passeurs. La mer ne répond jamais aux questions. » (p. 270).
Si le texte est sans doute trop long, si à bien des égards Fajr est une caricature d’héroïne contemporaine par son féminisme tempétueux et provocateur, il faut bien reconnaître que la langue de Kamel Daoud est belle. Sans complexité excessive, sans prétention particulière, elle sert un récit que l’on ne parvient pas à lâcher parce que son rythme, en dépit de la cruauté de certaines scènes, nous berce comme les vagues de la Méditerranée. Bien que l’action se joue parfois très loin de ses rives, dans le désert ou la montagne algérienne, son omniprésence est un baume : « Il fait nuit dans le quartier de Miramar à Oran. Une belle grosse ville située près de la Méditerranée, qui scintille dans l’obscurité comme un collier cassé. » (p. 16). Surtout, le travail de Daoud a le mérite d’ouvrir un champ d’investigation, et de création, pour les auteurs et artistes algériens désireux de s’emparer de ce pan de leur histoire. À lire le Goncourt de cette année, on repense au film de Rayhana, À mon âge, je me cache encore pour fumer. Sorti en 2016 sur les écrans français, il présente le quotidien d’une petite société de femmes qui profite du hammam pour se retrouver et partager ses considérations – parfois prosaïques, parfois fondamentales – alors que la répression islamiste fait rage au-dehors. Ces œuvres ne sont certainement que les premiers jalons de la construction d’une mémoire de la guerre civile algérienne mais il est heureux que ce soient des cinéastes et des écrivains qui les posent. Encore faudra-t-il que le politique les entende…
- Houris, Kamel Daoud, Éditions Gallimard, 2024. Prix Goncourt 2024.
- Crédits photo : © Ph. MATSAS / Éditions STOCK.
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