Zone Critique vous invite à découvrir un conte burlesque imaginé par Julie Douard au titre énigmatique : Usage communal du corps féminin. Vous partagerez le destin de ses personnages gratinés en comprenant que « ces sortes d’êtres dévalent leur destin selon les rebondissements de la longue mégarde que fait leur vie » (Pascal Lainé, La dentellière).
Il était une fois, dans une commune où Raymond Depardon aurait pu choisir d’installer sa chambre photographique sur pied, une jeune orpheline Marie Marron, dont « le corps entier respirait la difficulté », qui va se dégourdir lentement au fil d’une histoire rocambolesque mais qui restera, un peu, engourdie par la solitude qu’elle parviendra, quand même, à vaincre en apprenant à utiliser le langage pour se défendre contre la bêtise et quitter le village.
Approche
Avant de mettre un doigt innocent dans l’engrenage infernal de cette fable sociale tragi-comique, relisons cet avertissement de Jean Anouilh : « Dans la tragédie, on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, – pas à gémir, non, pas à se plaindre, – à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. » Maintenant, si je vous dis que Julie Douard est une jeune professeure de philosophie qui observe dans son dernier livre Usage communal du corps féminin comment les personnages qu’elle a créés courent à la catastrophe, « comment ils s’enfoncent alors qu’ils veulent s’en sortir »… Si je vous dis qu’elle observe « le délitement des choses » et pour chaque personnage, la désagrégation de l’être puis son resserrement… Si je vous dis qu’elle s’ingénie à regarder crépiter les âmes tourmentées qui, comme des flammes, brûlent et consument tout ce qu’elles croisent et tous ceux qu’elles croisent… Si je vous confie qu’on prend un réel plaisir à lire les mésaventures singulières de protagonistes presque ordinaires mais qui attirent l’attention sur eux, embarqués dans une histoire invraisemblable et pourtant familière… si je vous dis tout cela me croirez-vous ?
Dans le vif
En effet, nous avons affaire avec une héritière ou une enfant du surréalisme qui ne se tracasse pas de réalisme ou de contingences quelconques mais qui invente de toutes pièces un univers propre et autonome qui s’auto-réalise ou plutôt qui « s’auto-surréalise » en fabricant ses propres règles, ses propres logiques, ses propres scènes sociales. On se retrouve ainsi qu’Alice au Pays des Merveilles à découvrir un monde inconnu, foutraque, peuplé d’êtres fantasques qui créent le désordre pour remettre de l’ordre dans leur folie. Cette fable sociale ou ce conte à dormir debout nous ensorcelle avec un humour féroce et nous entraîne dans un flot d’événements incompréhensibles comme le sont les personnages qui nous invitent sans façon à les suivre dans cette joyeuse farandole.
Nous percevons au fil de la lecture, la gravité acide de La dentellière de Pascal Lainé et la percutante innocence dangereuse de Parpot le bienheureux ou Un amour de Parpot ou Signé Parpot d’Alain Monnier et encore l’impudeur naïve de Truismes de Marie Darrieussecq.
Nous ne nous sentons pas très tranquilles au fur et à mesure de la lecture car nous n’imaginons même pas ce qui risque de nous tomber dessus ! L’écrivain-metteur en scène pose son stylo-caméra pour trouver le meilleur angle de prise de vue afin d’immerger le lecteur dans les différents tableaux qui composent cette fresque loufoque. Voyez plutôt : « Et donc, ce matin-là, parce que Marie Marron n’aimait pas les conflits et qu’elle avait cherché à arranger tout le monde, les deux jeunes gens se retrouvaient en tête-à-tête, couchés ou plutôt assis à l’horizontale dans cette maudite camionnette que Maurice avait malencontreusement jetée dans un fossé pour éviter la biche que lui seul avait vue. Comme il pleuvait des cordes et que personne ne se sentait capable de prendre la bonne décision, on restait là sans bouger, comme si on attendait un miracle. Au bout d’environ un quart d’heure d’attente insensée et silencieuse, Maurice osa poser sa main sur celle de Marie dont la joue droite s’écrasait douloureusement contre la vitre. On cogna à la fenêtre. Un paysan, équipé d’un puissant tracteur, proposa son aide. On accepta. Maurice retira sa main et ouvrit la portière. Certes, il n’était pas encore midi mais on pouvait raisonnablement penser que la journée était gâchée. » Renversant, non ?
Le non-sens apparent des choses
Au pays merveilleux des « vraies gens », on devient orpheline après « la dislocation totale des deux corps parentaux » lors d’un accident de voiture ; on fait « de toutes les tragédies une affaire personnelle » au point de passer du statut de lecteur de faits divers horribles à celui de créateur de faits divers sordides ; on n’est « plus bonne à rien » quand on est morte ; on est retrouvée morte, sensée s’être suicidée, avec « une lettre posée sur la tête » ; on a des priorités « gendarmesques » comme celles de congédier l’assassin et de retrouver le chat ; on se penche sur le problème de l’importance de l’arachide dans la fascination des masses ; on confond philosophie et philologie ; on se dévoue pourvu qu’on soit récompensée ; on se doit « d’intervenir pour réparer ces blessures de la vie qui (sont) causées par les contingences matérielles » ; on ne se contente plus de raconter le monde mais on le transforme ; on met « les femmes mûres à l’honneur dans un concours de beauté et de personnalité » ; on passe « sa vie à tout revoir à la baisse » ; on s’impose en affirmant pouvoir redresser un univers qui s’écroule en le saccageant soi-même ; on se demande si l’alcool accélère les coïts ; on trouve que « l’usage public du corps féminin à des fins publicitaires est intolérable » ; « les lois de la démocratie (sont) ainsi faites qu’on (doit) supporter tout le monde » ; on sait faire disparaître les cons comme par magie ; on a pour spécialité de garder les secrets de la communauté jusqu’à ce qu’on menace de tout dévoiler pour gagner un concours de « misses » ; on croit qu’on peut être dénoncé par un chat ; on danse « n’importe comment » ; on veut « foutre le camp » plutôt que de « s’épuiser à administrer la vie d’un tel ramassis d’imbéciles » ; « on (est) ici comme au milieu d’un bouge immonde dans lequel (règne) l’incohérence et la bassesse » ; on découvre que les choses ont un sens ; on prend des vertiges pour des élévations ; on confond le « Renouveau Solidaire » avec le « renouveau suicidaire » ; on peut échapper au ridicule dans « ce grand n’importe quoi » ; on comprend « que vraiment tout perdre (est) peut-être une chance ».
« Ça peut que se finir comme ça ! »
« L’éclairage à la bougie permit à chacun d’être à son avantage car la semi-obscurité masquait les petits défauts qui sont le lot commun de l’humanité. » semblablement à l’écriture de l’auteure qui éclaire intelligemment les scènes qu’elle invente en pardonnant à ceux qui offensent et en accompagnant ceux qui progressent car elle sait Julie Douard que l’accomplissement du destin humain n’est pas une mince affaire, qu’« accomplir jusqu’au bout sa propre prophétie » comme l’écrivit Louis Aragon peut mener à toutes les impasses qu’elles soient sombres ou fleuries. Preuve en est avec Usage communal du corps féminin. Tout finira par prendre sens dans le non-sens.
- Usage communal du corps féminin, Julie Douard, éditons P.O.L., janvier 2014, 240 pages, 16,5 €
- Le Carnet d’or de France Culture (11.01.2014)
Estelle Ogier