Journal d’Avignon #5 : fugues imaginaires

Tout le mois de juillet, Zone Critique vous fait vivre le festival d’Avignon In et Off. Dans le Journal d’Avignon, retrouvez les conseils et critiques de chacun·e de nos rédacteur·rices présent·es en terre papale. Aujourd’hui, détour vers l’amour et ses imaginaires, celui qui saisit, fascine et obsède, à travers cinq spectacles qui tentent de s’échapper du réel pour observer plus distinctement nos sentiments.

L’Homme d’à côté – L’amoureux de l’amour

L’homme d’à côté

Dans le réjouissant spectacle-conférence L’Homme d’à côté, le comédien Sébastien Accart nous rappelle à quel point personne ne peut se targuer d’être original en amour. Son postulat est le suivant : nous sommes tous·tes des amoureux·ses du cinéma. Ce n’est pas à comprendre du point de vue de notre cinéphilie, mais de notre incapacité à agir autrement que selon les modèles répétitifs de l’amour représentés dans le septième art.

Avec beaucoup de malice et une grande intelligence, Sébastien Accart nous le démontre à l’aide d’un Powerpoint des plus modernes, sur la base d’extraits de ses quatre films préférés : La Femme d’à côté de François Truffaut, Rocco et ses frères de Luchino Visconti, Lettre d’une inconnue de Max Ophuls et Le Temps de l’innocence de Martin Scorsese. Une plongée des plus agréables dans ces grandes histoires d’amour, souvent tragiques, mais que nous aimons tant.

Ce clown amoureux sublime les images qu’il nous donne à voir et livre une performance toujours très juste et sensible.

Sébastien Accart, par le biais de ce personnage de professeur d’histoire du cinéma à la fois clownesque et touchant, réussit à nous embarquer totalement dans son argumentaire. On rit beaucoup de ses exclamations soudaines et de ses imitations héroïques, mais on se retrouve aussi parfois au bord des larmes : ce clown amoureux sublime les images qu’il nous donne à voir et livre une performance toujours très juste et sensible.
Grâce au très beau travail effectué autour de la projection vidéo, l’interprète nous fait naviguer à travers les plans et traverser tous les murs qui nous sépare de cet « amour », filmé si justement par ces réalisateurs. On se glisse avec joie dans les interstices de l’amour, guidé·es par cet étrange et touchant conférencier.
L’Homme d’à côté est un spectacle lumineux d’une grande finesse, dont on aimerait qu’il continue en de nombreux autres chapitres !

  • L’Homme d’à côté, conçu et interprété par Sébastien Accart avec Vincent Rouche à la collaboration artistique, du 7 au 25 juillet à Avignon-Reine Blanche (Festival Off)

École d’été Il faut alors se quitter

École d’été

« À la fin de l’école d’été : tu rentres dans ton pays, moi, dans le mien ».
École d’été, c’est une histoire d’amitié entre deux personnages séparés par une très grande distance géographique. Ils se sont rencontrés dans un endroit du monde où ils étaient ensemble, au même moment, pour un voyage linguistique. Ils sont ensuite rentrés chez eux, dans deux autres endroits du monde.
Vassia Chavaroche et Pauline Darcel racontent l’histoire de ces deux jeunes gens, qui pourraient être eux, nous, et un peu tous les autres aussi. Les mots sont ceux d’un échange épistolaire entre ce personnage et son ami·e, qui s’écrivent un mail par jour pour se parler du manque, du souvenir gravé, de l’espoir de se revoir et de ne pas disparaître.

École d’été est un mouvement sensible vers l’inquiétude.

Tout en finesse et en poésie, le Syncope Collectif fait peu à peu se craqueler le vernis du fantasme et tomber le mur des illusions : est-il vraiment possible de savoir tout de celui ou celle qui n’a ni la même langue, ni la même culture ? École d’été est un mouvement sensible vers l’inquiétude. Tout prend de plus en plus d’ampleur et de profondeur à mesure que l’on nous emmène vers quelque chose que l’on n’imaginait pas mais qui se dessinait en sous-texte depuis le début.
C’est un spectacle d’une grande qualité artistique et politique : le cœur est saisi et l’on ressort bouleversé·e.

  • École d’été, écrit par Vassia Chavaroche, interprété par Pauline Darcel et mis en scène par Vassia Chavaroche et Pauline Darcel (Syncope Collectif), du 7 au 29 juillet au Théâtre Au bout là-bas (Festival Off).

Assis – Balade mémorielle

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le jardin du Musée Vouland, aux pieds des escaliers de pierre, le jongleur Jérôme Thomas est assis. Accompagné de sa chienne Pantoufle, il nous livre des souvenirs tirés de ses tournées dans le monde. Anecdotes astucieuses, pleines d’humour et d’émotion, qui retracent le parcours généreux d’un artiste qui jongle depuis quarante-cinq ans et qui a marqué une génération.
On se laisse emporter avec plaisir dans cette promenade du souvenir qui se transforme peu à peu en conte fantastique. La voix hypnotique de Jérôme Thomas se mêle au son bouleversant de l’accordéon de Christian Maes, rejoint par une création sonore en live composée de jeux musicaux avec un grand nombre d’objets et d’instruments originaux.

Tout près de lui, nous avons le sentiment d’entrer dans le secret.

Au creux des mots et de la musique, il y a aussi le geste. Celui qui raconte l’histoire d’amour de Jérôme Thomas et de ses objets, ceux qui l’ont accompagné toute sa vie : cane, gélatines, sacs plastiques, massues, plumes… Et des balles, bien sûr. Des balles blanches et lisses, qu’il fait rouler entre ses doigts et envoie tendrement valser en l’air, à seulement quelques centimètres de nous. Tout près de lui, nous avons le sentiment d’entrer dans le secret. De percevoir enfin ce dialogue silencieux entre le jongleur et son objet, dont on a la chance d’entendre ici les murmures.
Nous n’aurions qu’un souhait, comme ce spectateur dont Jérôme Thomas se rappellera toujours : « que le spectacle continue et qu’il ne s’arrête jamais ».

  • Assis, conçu et interprété par Jérôme Thomas, accompagnée de Christian Maes à l’accordéon, du 11 au 16 juillet au jardin du Musée Vouland (Festival Off).

Évidences inconnues – Instigateur de hasard

© Jana Arns

Kurt Demey est un amoureux des coïncidences. Nous les aimons aussi beaucoup car, même si elles sont statistiquement plus fréquentes qu’on ne le pense, on ne peut s’empêcher d’y voir de la magie, de l’irréel, de l’impossible. Le magicien belge nous emmène, avec Évidences inconnues, dans un monde au carrefour de tout cela, où l’on peut venir titiller le hasard et devenir maître de son destin.

Le magicien mentaliste arrive à faire coïncider des éléments du réel qui semblent purement impossibles.

Avec beaucoup d’humour, Kurt Demey nous livre une performance extraordinaire qui nous décroche la mâchoire à plusieurs reprises. En s’appuyant sur le public et ses choix nécessairement aléatoires, le magicien mentaliste arrive à faire coïncider des éléments du réel qui semblent purement impossibles. On n’en dévoilera pas trop pour ne rien gâcher, mais la mise en œuvre est absolument magistrale.

Au-delà d’être étourdissant, ce spectacle se révèle d’une grande poésie, grâce notamment à la création musicale de Joris Vanvinckenroye qui interprète en live divers instruments et nous plonge à l’aide de pédales loops dans une atmosphère hypnotique, entre le réel et le fantasme.
Kurt Demey est un créateur d’illusions mais aussi un créateur de connexion : par l’importance qu’il donne à la participation du public, il fait de nous les dénominateurs communs d’un même rêve et nous invite intelligemment à partager ensemble ce moment. Entre voisin·es de rang, on s’échange des photos déchirées, des sourires, on finit par se tutoyer et confronter nos théories quant à la manipulation dont nous sommes tous·tes joyeusement victimes. C’est un rassemblement qui crée du sens, permis par un malicieux maître de cérémonie.

  • Évidences inconnues, conçu et interprété par Kurt Demey et Joris Vanvinckenroye, du 7 au 26 juillet à 21h55 au Théâtre 11 (Festival Off).

Dracula – Lucy’s Dream – Fantômes passionnels

© Christophe Raynaud de Lage

Dans cette dernière création, la compagnie Plexus Polaire s’empare du mythe de Dracula : on y plonge dans un univers visuel renversant, fascinant et cauchemardesque, où la marionnette de taille humaine côtoie le masque, la projection vidéo et la musique. Le rendu est bouleversant de vérité.
Lucy est une femme qui fait toujours le même rêve, celui d’une emprise. Perdue dans cette forêt intérieure, elle ne sait comment échapper à ce démon qui la poursuit : un vampire qui la mord au sang. L’emprise est telle qu’elle devient addictive : le cauchemar devient fantasme. On y voit toutes les facettes de la domination, très justement symbolisée par l’utilisation même des marionnettes.

Ces scènes cauchemardesques sont d’une précision absolue et nous plongent dans un état presque hallucinatoire.

La performance des cinq comédien·nes est extrêmement impressionnante : ils allient le jeu et la manipulation marionnettique avec brio. Grâce à une création lumière très réussie, les manipulateur·rices disparaissent complètement dans le noir : l’illusion est parfaite, et ces créatures nocturnes prennent vie sous nos yeux ébahis. Ces scènes cauchemardesques sont d’une précision absolue et nous plongent dans un état presque hallucinatoire.
Difficile de rouvrir les yeux après cette expérience : ces fantômes restent ancrés dans le cœur et l’esprit. La compagnie Plexus Polaire confirme son talent fou pour la création de mondes merveilleux mais jamais complaisants. Dracula – Lucy’s Dream nous engage à interroger nos propres fantômes et démons, mais fait aussi un travail politique et social essentiel en évoquant, sans mots, la domination et les violences sexuelles.

  • Dracula – Lucy’s Dream, mis en scène par Yngvild Aspeli, avec Dominique Cattani, Yejin Choi, Sebastian Moya, Marina Simonova et Kyra Vandenenden, du 7 au 24 juillet à La Manufacture (Festival Off).

Illustration : L’homme d’à côté


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