Journal d’Avignon #2 : Coeurs à corps

Tout le mois de juillet, Zone Critique vous fait vivre le festival d’Avignon In et Off. Dans le Journal d’Avignon, retrouvez les conseils et critiques de chacun.e de nos rédacteur.ices présent.e.s en terre papale. Pour cette fin de première semaine, découvrez dans le off  une adaptation de Mémoire de fille d’Annie Ernaux au Figuier Pourpre par la Cie Théâtre Les pieds dans l’eau ; l’irrévérencieux et réjouissant Histoires de baiser(s) par la Cie Tout le monde n’est pas normal au Théâtre des Barriques et du flamenco revisité dans Momentos par Valérie Ortiz au Théâtre le Girasole.

C’est ma première fois au festival d’Avignon et comme quelqu’un qui aurait bu beaucoup et trop vite un très bon vin, je suis un peu étourdie par l’ambiance joyeuse des rues tapissées d’affiches et de festivaliers, et par la quantité de pièces qui s’offre à moi…  Une fois stabilisée sur mes deux jambes et une ébauche de programme, je plonge vaillamment dans le tourbillon théâtral (à défaut d’une rivière glacée qui serait tout autant indiquée pour les 40 degrés ressentis…).

Se retrouver

De première fois, il est justement question dans cette adaptation du roman d’Annie Ernaux. Une première fois douloureuse pour la jeune Annie alors Duchesne qui lui révèle tout l’étendue de la cruauté de la domination masculine. En 1958, Annie, qui sort d’un pensionnat de jeunes filles régie par des religieuses devient, le temps d’un été, monitrice dans un camp de vacances laïque mixte où elle espère connaître « l’amour » des romans qu’elle a lus dans le modeste décor du bar-épicerie de ses parents. De « cette fille de 58 » qui subit une relation sexuelle dont elle-même ne sait pas très bien si elle y a vraiment consenti et développe une sorte de syndrome de Stockholm pour son amant qui la délaisse très vite tandis que les autres moniteurs la traitent comme une fille facile, Annie Ernaux tente de retracer, de sa belle écriture précise et sans fioritures, les états d’âme ou plutôt de conscience. « J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue. »

« J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue. »

Si l’on peut regretter que la mise en scène de Violette Campo manque d’originalité et reste assez illustrative (notamment lorsqu’elle fait semblant d’écrire pour imiter l’écrivaine au travail),  celle-ci a néanmoins le très grand mérite de faire œuvre de passeuse et de permettre aux spectateurs de découvrir ou redécouvrir aux spectateurs ce texte essentiel de l’écrivaine en ne surchargeant pas d’effets scénographiques spectaculaires l’interprétation du texte d’une écrivaine connue pour son écriture « blanche ». La dualité entre le ton réflexif, presque professoral de Violette Campo/Annie Ernaux, et l’exaltation de Lisa Garcia/la jeune Annie Duchesne (particulièrement émouvante) montre toute sa force et sa pertinence à l’acmé du drame intime de la fille de 58 et souligne habilement l’étendue du travail littéraire du prix Nobel 2022 que certains ont vertement critiqué. A recommander donc comme une initiation à ceux qui ne seraient pas familiers de l’œuvre avant peut-être d’autres mises en scène, comme celle Silvia Costa actuellement à la Comédie Française annoncée comme plus conceptuelle et davantage axée sur le travail de l’écriture et de la mémoire.

  • Mémoires de fille d’Annie Ernaux, mise en scène de Violette Campo avec Violette Campo et Lisa Garcia, au théâtre Le Figuier Pourpre, maison de la poésie d’Avignon jusqu’au  29 juillet (relâche les 18 et 25 juillet).

Baiser(s)

Sans militantisme affiché mais avec une certaine malice très réjouissante et beaucoup de tendresse, le spectacle affirme le droit à chacun.e de s’approprier ses désirs dans ou en dehors de l’amour.

Affiche de Histoires de baiser(s)

Heureusement, depuis 58, les femmes sont davantage maîtresses de leur corps, ce qui permet à la Cie Tout le monde n’est pas normal, dont Zone Critique avait beaucoup aimé le premier spectacle Le Dépôt amoureux, d’adapter avec son exubérance habituelle des témoignages intimes publié dans les deux tomes de l’Herbier sauvage  de Fabien Vehlmann (édition du Soleil, 2016). A l’image de cet homme pince sans-rire qui dans la première scène raconte sa découverte du foodplay et sa recherche du meilleur vin possible pour accompagner ce type de met bien particulier, le menu est croustillant et ludique : de la révélation épiphanique du gang bang sur fond d’Ainsi parlait Zarasoustra, en passant par la masturbation subversive sous une burqa en public ou la corrélation entre la façon qu’a un homme de caresser un chat et son attention au plaisir de sa compagne, la metteuse en scène Camille Plazar et ses excellent.e.s comédien.nes explorent toutes les nuances des sexualités et de leurs talents dans des saynètes sans vulgarité mais avec beaucoup d’humour non dénué de profondeur, pour dédramatiser un sujet souvent réduit à la question de la performance et à l’orgasme. Le choix des costumes des animaux et le jeu sur les corps désarticulés sur fond de musique techno ou pop (très bonne adaptation de I feel it coming de The Week-End notamment) permet ainsi de se moquer de l’aspect bestial qui peut déranger dans le sexe ou a contrario être sur-revendiqué. Sans militantisme affiché mais avec une certaine malice très réjouissante et beaucoup de tendresse, le spectacle affirme le droit à chacun.e de s’approprier ses désirs dans ou en dehors de l’amour. Une vraie réussite !

  • Histoires de baiser(s) de Camille Plazar avec Gabriel Arbessier Cadot, Thomas Ailhaud, Lorette Ducornoy, Anaïs Robbe et Léa Schwartz au théâtre des Barriques jusqu’au 29 juillet (relâche les 18 et 25 juillet).

Danser

Momentos de Valérie Ortiz

Le corps encore, cette fois incroyablement sublimé par le flamenco de Valérie Ortiz. Accompagnée par la voix envoûtante de Jésus Carceller qui arrache des larmes aux spectateurs, de musiciens et de danseurs dont le plaisir d’être ensemble est particulièrement visible et communicatif, la souriante et gracieuse flamenca, aperçue notamment dans Guillaume et les garçons à table (scène de la sevillanas) nous invite à revisiter, bien au-delà du floklore, cette danse magnifique, en variant les sonorités (basques notamment, et avec la présence d’un accordéon), les partenaires et les mouvements, chorégraphiés par Antonio Najarro, Directeur du ballet national d’Espagne. Elle plonge ainsi les connaisseurs comme les néophytes complets dans un tourbillon de plus en plus effréné d’émotions et de couleurs, grâce notamment à des jeux de lumière qui mettent astucieusement en relief les mouvements et rythme des pieds des danseurs, et la communion avec les musiciens. En sortant éblouis du théâtre des Girasole, la phrase de Valérie Ortiz : « Danser est mon langage, le flamenco est ma voix ». Plus qu’un coup de cœur, une révélation.

  • Momentos : création flamenca, de Valérie Ortiz au théâtre du Girasole jusqu’au 28 juillet (relâche les 17 et 24 juillet).

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