Présenté en 2022 à la Berlinale, le dernier long-métrage de Zheng Lu Xinyuan voyage entre lieux confinés et lointaines expéditions, créant une temporalité à part, en constant décalage. Un documentaire singulier qui s’approche de l’expérimental.
Il y a du grain et la lumière bave à l’écran. Tout est en noir et blanc, l’image est souvent tremblante. Jet Lag interpelle d’abord par son esthétique brute, filmé caméra au poing par la réalisatrice qui accepte volontiers toutes les imperfections techniques que son geste implique — cadre moins rigoureux, tremblements, puits de lumière aveuglants. Mais que filme-t-elle ainsi ? On pourrait répondre « tout ». Moments d’intimités, rues désertes ou bondées, échanges de sms, cérémonie funéraire d’un arrière-grand-père parti en Birmanie il y a des décennies — en un sens, tout est montré. Dans cette effusion d’histoires et d’images, on peut tout de même identifier deux récits parallèles : le périple de Zheng Lu Xinyuan et sa compagne Zoé pour regagner la Chine en pleine pandémie de COVID et un précédent voyage familial en Birmanie sur les traces de cet arrière-grand-père, ombre aimée et inconnue. Comme dans sa dernière œuvre, The Cloud in Her Room, la réalisatrice se joue des structures et des formes habituelles pour créer un tout intimiste et singulier.
Voyages troublés
Zheng Lu Xinyuan entretient, tout au long de son film, une certaine confusion — une confusion temporelle, principalement. Jet Lag se construit autour de deux temporalités différentes : le présent, où la réalisatrice et sa conjointe sont confinées, et le passé, déployé par des archives familiales. Si au départ une distinction est marquée entre temps présent et temps passé, celle-ci est de moins en moins sensible, jusqu’à disparaître entièrement : nous naviguons alors de souvenirs en souvenirs, d’un pays à l’autre. Aux deux mouvements principaux s’ajoutent des instants pris on ne sait trop où, on ne sait trop quand, sorte de fragments de temps indéfinis. Bientôt, nous perdons nos repères, transportés « ici » et « là », alors même que ces mots se superposent progressivement. Ce déracinement est savamment entretenu par l’esthétique du film. Les couleurs des lieux, des vêtements, tout ce qui pourrait nous donner un indice sur la provenance des images est fondu en un même magma noir et blanc qui efface les différences, les rendant ainsi similaires, appartenant au même monde. Zheng Lu Xinyuan parvient à mêler des éléments de natures très disparates. Photographies, vidéos d’archives, captures d’écran, extraits de caméras de surveillance, ce tout, qui aurait pu être dissonant, se fond dans une harmonie surprenante. Cette fusion produit parfois des éclats expérimentaux qui, plus encore que le reste, révèlent un regard onirique : des images distordues, difficiles à identifier, difformes et incompréhensibles, au fond moins images que textures.
L’acte de filmer n’est pas anodin, il est étrange, envahissant. Le documentaire pose un regard sur lui-même.
Percer l’image
Impossible d’oublier que quelqu’un filme. D’ailleurs, nous ne le pourrions pas : la famille et la compagne de Zheng Lu Xinyuan n’ignorent pas la présence de la caméra, elles lui parlent, elles la regardent. Pas de fausse distance ; la caméra ne semble être ici que le prolongement de la réalisatrice. Plus qu’un outil, elle est son œil, un œil plus performant qui lui permet de voir le lointain de plus près. Cela se traduit par de très longs zooms qui paraissent parfois interminables ; par de gros plans sur des visages ou sur des corps nus. Cela se traduit également dans ses interactions avec les autres. Jet Lag parle d’intimité, de celle du couple quand il est confiné. Mais, avant tout, le documentaire s’attache à la quête d’intimité. Si la famille part sur les traces d’un arrière-grand-père qui l’a pourtant abandonnée en quittant la Chine, c’est qu’elle cherche à se raccrocher à lui, à trouver des souvenirs qui n’ont pas pu avoir lieu. Créer une proximité qui n’a pas existé. La figure du père réunit la réalisatrice, sa grand-mère et sa compagne autour de son absence, mais si ces dernières ne peuvent plus l’atteindre, ce n’est pas le cas de Zheng Lu Xinyuan. Dans un ultime rendez-vous, elle applique le même traitement à son père qu’aux autres membres de son entourage : filmé de près, caméra à quelques centimètres de lui. Et l’aspect envahissant de la démarche se révèle d’un coup : l’homme ne supporte pas ce regard fixe qui l’expose trop, comme à nu. Il rejette cette proximité intrusive ; la caméra redevient un objet mécanique pour la première fois. Comme sa fille ne s’en défait pas, il finit par partir, brusquement. Cette scène magnifique fait prendre conscience que l’acte de filmer n’est pas anodin, qu’il est étrange, envahissant. Le documentaire pose alors un regard sur lui-même.
La réalisatrice n’est en effet pas seulement attentive aux gestes des autres ; elle interroge ses propres actions, sans nécessairement apporter de réponses. Avec sa conjointe, elles questionnent notamment la raison d’être du film, commentent parfois les images qui apparaissent à l’écran. Ces discussions semblent avoir lieu bien tardivement, peut-être même au moment du montage, comme un ultime regard sur l’objet. Ces moments participent étrangement à rétablir une distance que le film s’évertue à faire disparaître, tout en insistant sur la réflexion autour de l’acte de filmer, réflexion pourtant déjà présente au sein des images mêmes. Mais ces courts instants ne suffisent pas à nous arracher au jet lag que nous donne ce voyage fascinant de formes et de sensations.
Jet Lag, un film de Zheng Lu Xinyuan, avec Zheng Lu Xinyuan, en salles le 22 février.