Jérôme Ferrari

Jérôme Ferrari : caïdat atavique et tourisme de masse

Sur fond de tourisme de masse en Corse, Jérôme Ferrari nous conte la vie d’Alexandre Romani, apprenti caïd, à travers son héritage familial. Jérôme Ferrari construit un puzzle narratif fait de contes et récits pour mieux décrire le mystère qui entoure le crime pathétique du jeune homme.

« Le prix d’une bouteille de vin ne constitue pas une raison pire qu’une autre pour poignarder quelqu’un. » Dans Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari trace la filiation de ce garçon au sang mauvais, Alexandre Romani, qui a poignardé un jeune touriste de son âge, Alban Genevey, à cause d’une petite blessure d’orgueil. Il n’y a pas de déterminisme au crime, pas de circonstances atténuantes, mais une fatalité. Le crime est un destin. Jérôme Ferrari n’explique pas cette fatalité mais la décrit en remontant l’arbre généalogique des Romani. Le narrateur est sans complaisance pour dépeindre avec distance et sarcasme la médiocrité de ceux qui n’ont que la violence pour se prouver qu’ils sont quelqu’un. Le caïd est le modèle à imiter. Pour un mot de travers, on provoque en duel. Pour une bouteille de vin, on poignarde. C’est ainsi que les hommes meurent depuis des générations, pour un orgueil toujours mal placé.

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C’est en se mettant à la place de la commissaire que le vertige nous prend vraiment. Pour elle, plus les crimes s’accumulent et plus le mystère s’épaissit : les mobiles n’éclairent rien. « Séverine Boghossian n’a cessé d’être sidérée face à la disproportion presque systématique entre les actes dont elle était le témoin et les raisons qui les avaient fait advenir. » Avec la commissaire nous nous posons la question : Alexandre serait né assassin ? Et le déroulement de sa petite vie, lourde d’un héritage de violence et de médiocrité, aurait comme engendré sa victime ?

La faute au tourisme de masse

Si Jérôme Ferrari a choisi de nous conter ce drame, c’est dans une intention claire : concevoir un triptyque évoquant tourisme de masse, exploration et colonisation, en tournant autour de la figure multiple du capitaine Richard Francis Burton. Le narrateur de Nord Sentinelle note que le bout de plage corse, où tout se déroule, avait eu la chance de connaître jusque tard la période bénie de la féodalité en ignorant les majestueux courants de l’histoire et du progrès. Et puis patatras, les touristes déboulent et bouleversent l’économie. Philippe, le père d’Alexandre, rebondit en opportuniste et multiplie les établissements destinés à faire jouir et dépenser les vacanciers. Le narrateur, prof de lycée et ami de Philippe, nourrit une telle haine vis-à-vis de ceux qui donnent l’impression qu’un démon s’est acharné à faire régner partout la laideur et la tristesse, qu’il fantasme sur la politique des guerriers de l’île de North Sentinel dans l’océan Indien qui se traduit par le massacre de tout voyageur s’approchant de leurs rives.

Le tourisme ne détermine pas le crime bien sûr, mais comment dissoudre le sang des Romani dans cette civilité où le caïd nouveau étale ses biffetons aux terrasses des café ? Le crime est un atavisme qui revient en boomerang pour que l’on ne croit pas trop longtemps être sorti de l’histoire, de sa propre histoire.

Le crime est un atavisme qui revient en boomerang pour que l’on ne croit pas trop longtemps être sorti de l’histoire, de sa propre histoire.

Un simple romancier

Jérôme Ferrari nous plonge dans un microcosme corse comme dans une légende. Avec le narrateur, on fréquente les parents d’Alexandre : sa cousine Catalina et Philippe ; les jumeaux Benetti ; Django et Bethsabée. Et remontant l’arbre généalogique du jeune meurtrier, nous est contée l’histoire pathétique du héros de la famille, Pierre-Marie Romani, grand-père de Philippe. Histoire d’un autre temps, d’avant la modernité et le progrès. L’héritage peut être une malédiction. Ferrari nous fait fréquenter également Shirin, la fiancée d’Alban, la victime, jeune fille voyante et lucide guidée par des Djinns. Et les crimes racontés par la commissaire Séverine Boghossian nous glacent le dos comme des histoires de Pierre Bellemare. Le puzzle narratif est là pour nous faire comprendre l’arbre généalogique du dernier crime, celui d’Alexandre, la prédestination de ce dernier. La part de mysticisme que l’auteur convoque ici et maintenant est presque rassurante dans notre monde trop positiviste, où le touriste est le dernier stade d’évolution de l’être. De quoi se réjouir finalement de la faille surnaturelle créée par un crime…

On goûte le style très français de l’auteur, son élégance, son sourire, son esprit. On pense un peu à un Jean d’Ormesson. Malgré ses qualités évidentes (peut-être trop), Nord Sentinelle reste une petite chose bien construite. C’est très agréable à lire mais il n’est pas sûr qu’on en retienne grand-chose, ce n’est pas le livre qui nous aura modifiés. S’il fallait qualifier l’auteur de Nord Sentinelle, sans doute le mot romancier serait plus adapté qu’écrivain, en effet, la petite suffisance de ton du romancier qui se goûte dans son savoir-faire des phrases nuit à la grâce.

  • Nord Sentinelle, roman de Jérôme Ferrari, Ed. Actes Sud, 144 pages, 17,80 €.
  • Crédit photo : © JOEL SAGET / AFP

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