Huitième roman de Jennifer Richard, La vie infinie prend place dans un futur proche où les êtres humains trouvent refuge, délices et réponses existentielles dans les nouvelles technologies. Mais ce futur proche n’est-il pas déjà le nôtre ?
Dans La vie infinie l’outil numérique n’est plus un choix, il est une évidence, qui se martèle à travers les pages du roman telles des fenêtres pop-up sur un écran d’ordinateur, ou de bruyantes notifications de smartphones. La technologie n’est plus présente pour alléger le quotidien – paradoxalement elle le complexifie – mais davantage pour conseiller, guider les personnages. Dans un esprit et une esthétique qui n’est pas sans rappeler la série Black Mirror, Jennifer Richard dépeint un monde où l’être humain peut toujours se retrouver coincé dans un portillon automatique, mais s’abandonne corps et âme à la technologie via les chabots, applications et autres assistances virtuelles, qui lui rappellent quand s’arrêter de boire, ou l’heure idéale pour un rapport sexuel.
« En soirée, nous avons enregistré une augmentation de votre fréquence cardiaque. Votre tension était également anormalement élevée. D’après MyLifeCalendar, vous avez été en présence d’un tiers nouvellement arrivé dans votre entourage, et dans la capacité de susciter en vous des émotions fortes. Nos recherches n’ont pas permis d’établir un profil précis de l’individu. Êtes-vous certaine que sa fréquentation est fiable sur les plans sanitaire et sécuritaire ? »
Dans ce cocon aseptisé vit Céline : Emma Bovary 2.0. Céline avec son job comme il faut pour la télé, son homme parfait (riche et amoureux) et sa fille maniaque, qui navigue sur sa tablette entre un jeu où elle retrouve virtuellement ses amis et des films générés par les algorithmes qui lui proposent de voir les souvenirs d’enfance de sa mère. Une rencontre fortuite avec un ami séduisant brise cette monotonie et permet à Céline de s’interroger sur le sens de son existence.
Le progrès numérique y dévoile son cynisme au fur et à mesure qu’il cloisonne les personnages dans la recherche d’un bonheur individuel.
De la numérisation des vies
Jennifer Richard propose une fable où le temps se diffracte : passé, présent et futur se mêlent de façon indistincte à l’image de journées perdues derrière un écran. Seules les avancées technologiques deviennent des repères temporels. Au fur et à mesure que les intelligences artificielles prennent en charge le temps traditionnellement alloué aux tâches ménagères, aux transports en commun et autres contraintes, le temps libéré se dilue dans une quête de la perfection de soi. C’est le bonheur numérique et l’agencement idéal de leur propre vie qui habitent les personnages de Jennifer Richard. Si nos vies étaient gérées par des algorithmes, si une IA conservait nos pensées, améliorait nos expériences et écartait toutes émotions négatives, serions-nous plus heureux ? Et si nous pouvions garder cette mémoire sélective numérique pour l’éternité, comme le souhaite Adrien le conjoint de Céline, serait-ce le bonheur absolu ? Les différents personnages comme ceux d’un jeu vidéo, offrent un chemin d’actions et d’expériences différentes face à ce monde numérique.
« Il faut nous fluidifier. Homme, femme, virtuel, réel, passer d’un univers à l’autre est un grand progrès. Les imbéciles parlent du grand remplacement sans savoir de quoi il s’agit. Un grand remplacement est en cours, c’est vrai. Mais il est formidable : l’homme deviendra Dieu grâce à la machine ».
Par le prisme du personnage de Céline, l’autrice aborde avec délicatesse la question de l’authenticité dans nos rapports aux autres. Un sentiment de proximité avec la vie des personnages se donne à lire, et permet d’anticiper un futur proche ou tout du moins possible.
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Une critique sociale
Jennifer Richard infuse dans son texte une écriture de la langueur où la thématique des nouvelles technologies est prétexte à une critique de notre société actuelle. La société technologique se vit à coup d’abonnements premium et ne creuse que les injustices et les discriminations. Le progrès numérique y dévoile son cynisme au fur et à mesure qu’il cloisonne les personnages dans la recherche d’un bonheur individuel. Le politique est absent. Les idées collectives, ou les révoltes sont des utopies et l’indolence des personnages n’a d’égale que l’intrusion informatique de leur espace intime. Si l’autrice semble faire le procès d’une société égoïste qui se refuse à vieillir et voit la mort comme obstacle ; l’enjeu du roman réside dans cette volonté de ramener du sens dans notre rapport au monde. Du sens, mais aussi de l’amour, de l’originalité et l’appréciation de la finitude des êtres et choses.
- La vie infinie, Jennifer Richard, Éditions Philippe Rey, 2024.
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