Le poète Jean-Michel Maulpoix, Prix Goncourt de la Poésie 2022, et Laure Helms, son épouse, comparaissaient le 13 février dernier pour « violences réciproques sur conjoint » au tribunal judiciaire de Strasbourg. Pourtant, au terme du procès, alors que Maulpoix était condamné à 18 mois de prison avec sursis, Laure Helms bénéficiait d’une relaxe. Pourquoi ? Voici des éléments d’explication issus de l’audience publique à laquelle nous avons assisté.
Il est environ 13 h quand le dernier dossier de la journée est annoncé par l’huissier de la 7e chambre correctionnelle. La salle presque déserte s’est vidée au fur et à mesure des verdicts. Aucun journaliste n’est sur place. Ne restent qu’un homme discret aux cheveux blancs et, de l’autre côté de la salle, une petite femme en robe bleue, les traits tirés, entourée de quelques proches. La présidente, Isabelle Karolak, les fait venir ensemble à la barre. Par principe, elle tient à voir les deux prévenus côte à côte pour commencer l’instruction. Puis elle invite Laure Helms à aller se rasseoir. Jean-Michel Maulpoix est entendu le premier.
En voyant ce retraité fébrile aux mains tremblantes, domicilié dans un quartier paisible de Bischheim, en proche banlieue de Strasbourg, on peine à croire qu’il s’agit d’un des poètes et critiques le plus respectés du milieu littéraire. Face aux magistrats, il revendique des contacts « haut placés », et son CV étoffé (ex-président de la Maison des écrivains, commission d’aide à la création du CNL, professeur des universités…) montre la place institutionnelle qu’il a longtemps occupée.
On peine encore davantage à imaginer la violence parfois insoutenable des actes qu’il a fait subir à son épouse « de janvier 2020 à août 2023 », tel qu’indiqué dans la période de prévention. En réalité, les violences ont commencé il y a plus de vingt ans. Dès leur rencontre.
« Si je coule, tu couleras avec moi. »
Entre le poète et cette « petite prof de khâgne de merde », comme il l’appelle lors d’une énième dispute, tout a commencé par la littérature, évidemment. En 2001, Laure est une jeune thésarde de 24 ans, et Jean-Michel Maulpoix, qui en a 49, est son enseignant. Ayant déjà publié plusieurs livres, le poète bénéficie d’un certain prestige au moment où commence leur relation.
Laure tombe sous le charme de l’enseignant-poète mais, en 2003, elle est victime d’un premier acte de violence, consécutif à la découverte par Maulpoix des lettres que Laure Helms a conservées de son ancien petit ami. Fou de jalousie – un travers que lui reprochera souvent son épouse par la suite – il lui assène un coup de poing au visage et la tire par les cheveux jusqu’à lui en arracher une poignée.
En vingt ans, des disputes éclatent encore à intervalles réguliers mais, de l’aveu même de Maulpoix, la situation s’aggrave ces deux dernières années. À tel point que leurs deux garçons, aujourd’hui adolescents, se sont habitués à vivre dans un climat familial délétère, fait de crachats au visage, de hurlements, d’insultes, de coups, de menaces. Parfois pour des motifs futiles. Maulpoix raconte par exemple que l’une d’elles est partie du fait qu’il considérait Frédéric Moreau, protagoniste de l’Éducation sentimentale, comme « un personnage sympathique », contre l’avis de sa femme. « Cinq ans et demi d’âge mental » admet-il ce jour à la barre, les bras ballants.
« Je vais te buter, connasse. »
Maulpoix a beau vouloir faire amende honorable, la dureté des menaces et des dénigrements ne lui est pas épargnée par les magistrats : « Je ruinerai ta carrière », « Si je coule, tu couleras avec moi », « Je vais te buter, connasse », « Je sais même pas comment t’as fait pour avoir ton concours », « Je te tiens au-dessus du précipice, si t’es encore en vie c’est grâce à moi » font partie des nombreuses phrases qui ressortent du dossier. « Lamentable », « Regrettable » : des mots exprimés d’une voix mal assurée par le poète devant la cour mais qui ont le mérite d’être prononcés avec une apparente sincérité, ce qui est loin d’être le cas dans d’autres affaires du même type. Seulement, la présidente opiniâtre – ancienne juge aux affaires familiales – ne se laisse pas endormir et n’hésite pas à malmener le prévenu. « On n’est pas là pour faire de la littérature », dit-elle quand Maulpoix tente d’enrober les actes de violence par des figures de style.
« On n’est pas là pour faire de la littérature »
Maulpoix reconnaît des gifles, des « bousculades », des insultes fréquentes, mais conteste les coups de poing et les coups de pied qu’on lui impute. Seulement, difficile ici de faire valoir le « parole contre parole » : en plus des enregistrements sonores et vidéos, des certificats médicaux sont produits par Laure Helms. Les photos en couleurs de ses blessures sont brandies par Isabelle Karolak. « Ce sont des traces de coups de poing », dira le procureur Sébastien Pompey à son tour sur le ton de l’évidence. Maulpoix n’en démord pas : « Je faisais toujours attention autant que je le pouvais à ne pas mettre ma femme en danger. » Une phrase qui fait bondir la présidente : « Attention aux mots que vous employez, monsieur. »
Jusqu’au bout, Maulpoix insiste sur la réciprocité des coups. Mais le procureur, dont le réquisitoire s’adresse bien aux deux époux, tient néanmoins à ramener les actes de chacun à leur juste proportion : « J’ai traité des centaines de dossiers de violences conjugales. Mais les photos [de Laure Helms] qu’on voit dans le dossier, là, pour moi, c’est la première fois. »
« Elle dénigre en permanence mon travail d’écrivain, de poète »
La défense du poète a du mal à convaincre les magistrats. D’abord, la notion de « violence sociale » dont il se dit victime est accueillie avec circonspection. « Elle dénigre en permanence mon travail d’écrivain, de poète, auprès de notre entourage. » Il dit que leur arrivée à Strasbourg en 2018, voulue par Laure, originaire de la région (ce qui vaudra à sa famille d’être appelée la « Panzer division », entre autres références nazies, par son mari), l’a isolé de sa famille et de ses amis. Et depuis qu’on lui a diagnostiqué Parkinson, le dénigrement et les rabaissements quotidiens qu’il subirait auraient empiré.
En comparaison de celles de la partie adverse, les photos que Maulpoix a apportées au dossier lors de sa plainte pèsent peu. Elles montrent des griffures aux bras, une au visage, et un bleu sous l’aisselle – des « blessures de défense », estimera la Cour dans son jugement. Enfin, Maulpoix déplore un choc à la cheville dont l’origine serait plutôt due, selon la partie adverse, à une mauvaise chute sur le perron après avoir trop bu, l’ayant fait atterrir dans les rosiers. De ses plaies dans le dos, il dit aujourd’hui en avoir plaisanté avec son médecin, se comparant alors « au baron de Charlus qui se fait flageller, dans Proust. »
De l’aveu de Jean-Michel Maulpoix, la garde à vue et le déferrement sont un soulagement : ils signifient avant tout la fin d’un interminable calvaire conjugal qui a épuisé les deux protagonistes. Seulement, tout n’est pas terminé pour lui. Car la tournure du procès va brusquement changer au moment où Laure Helms est invitée à se présenter à la barre.
« Suicide-toi ! »
La première partie de l’audience, laquelle durera près de trois heures, paraît presque sobre en comparaison de la suite, où l’on découvre à l’auteur d’Une histoire de bleu et de Rue des fleurs une brutalité qu’aucun de ses lecteurs ne pouvait supposer.
Ainsi, cet épisode lors duquel Maulpoix porte plusieurs coups de poing dans le ventre de Laure Helms, alors enceinte de quatre mois de leur premier fils. « Suicide-toi ! », lui lance-t-il en plus des coups.
« Va te faire lécher la chatte », « Va sucer des bites au lycée » feraient partie du vocabulaire courant de celui qui a soutenu une thèse sur le lyrisme
D’innombrables violences verbales du même accabit sont exhumées au fil de l’audience : « Grosse salope », « Grosse vache », « avec ton gros cul de vieille et tes nichons qui pendent », « Va te faire lécher la chatte », « Va sucer des bites au lycée » feraient partie du vocabulaire courant de celui qui a soutenu une thèse sur le lyrisme, et dont le site des éditions Gallimard loue la « prose supérieurement musicale, d’une rare légèreté, subtile, à fleur d’émotion toujours ».
Un climat de terreur quotidien
Le conflit conjugal se poursuit par mains courantes interposées. Entre 2017 et 2022, Laure Helms en dépose quatre au commissariat, sans jamais oser aller jusqu’à la plainte. C’est finalement sa sœur, de plus en plus inquiète et alertée par des collègues de Laure, qui finit par faire un signalement à la police. Comme l’indique lors de sa plaidoirie Me Annabelle Macé, une habituée des cours d’assises : « Dans 95 % des cas de torture et actes de barbarie qu’on voit aux assises, ce n’est pas la femme qui porte plainte. C’est quand ça commence à atteindre les enfants, la famille extérieure. »
En pleurs à la barre, l’épouse de Maulpoix, qui se justifie elle aussi des violences dont on l’accuse, raconte : « Un jour il m’a enfoncé une paire de ses chaussettes sales dans la bouche en disant “Ah elles puent bien mes chaussettes hein, allez bouffe !” Qu’est-ce que j’aurais dû faire, les avaler ? Je me suis défendue. »
Puis, pour donner une idée encore plus nette du climat de terreur dans lequel elle vivait, elle ajoute entre deux sanglots : « Je me faisais pipi dessus dès que mon mari me frappait, qu’il me disait qu’il allait me buter. Je suis allée voir une sage-femme pour mes problèmes de fuite urinaire. Elle m’a dit que mon périnée allait très bien. Il y avait autre chose. C’était ça. C’était la peur. Et quand il voyait mon pantalon souillé, parce que c’est pas beau à voir, il repartait de plus belle. »
« Ces violences, je m’en nourris »
Tous ces faits pourraient faire penser à n’importe quel couple à problèmes comme on en voit défiler chaque jour au tribunal. Mais cette fois, les magistrats ont affaire à des littéraires, et le lien que Maulpoix établit entre le processus de création et la justification des violences est parfois troublant. « De toute façon les poètes ont toujours un problème avec les femmes », « Ces violences, je m’en nourris. Ca sert à ma création » indique-t-il dans le dossier avant d’invoquer Paul Verlaine, dont les violences sur sa femme, Mathilde Mauté, sont bien connues. À propos de sa relation de couple, le poète explique également : « C’est un mélange amour-haine, j’y ai trouvé une énergie. Cette masse négative génère en moi du positif. »
Le lien que Maulpoix établit entre le processus de création et la justification des violences est parfois troublant.
Et comme on sait, la création poétique vaut finalement à Jean-Michel Maulpoix d’obtenir le prix Goncourt de la poésie, en 2022. Dans des conditions qui, tel qu’on l’apprend, n’ont plus grand-chose à voir avec le lyrisme d’un poète.
Un soir de mai, tandis que Laure Helms rentre d’un séjour à Paris où elle surveillait des examens, une nouvelle dispute éclate au sujet de leur fils aîné. Très vite, la situation dégénère. À la suite d’une empoignade confuse, Laure Helms se casse le poignet. Réaction immédiate de Maulpoix, tandis que Laure hurle de douleur : « Elle l’a bien cherché ! »
Le lendemain de l’incident, alors que sa femme se fait poser un plâtre à l’hôpital, Jean-Michel Maulpoix reçoit le prix Goncourt de la poésie, chez Drouant, encensé par le Tout-Paris littéraire. C’est Tahar Ben Jelloun qui se charge de rédiger le texte d’éloge. Un prix décerné « pour l’ensemble de son œuvre. »
« Partir, ça nous semble insurmontable »
Le calvaire semble ne jamais s’arrêter. Le premier plâtre de son épouse (elle se fera de nouveau plâtrer après une seconde fracture, dans des conditions qui ne sont pas évoquées à l’audience) n’empêche pas Maulpoix de continuer à la frapper sur le même bras, au niveau du biceps, lui causant de nouveaux hématomes.
Quant à savoir pourquoi elle n’est pas partie plus tôt, Laure Helms explique : « À force d’être humiliée, humiliée, humiliée pendant si longtemps, on perd toute confiance en soi. Et on se dit que partir, ça nous semble insurmontable. »
Malgré les hurlements fréquents, les voisins ne sont jamais intervenus. Lors de l’enquête, ceux-ci qualifient simplement le couple de « gueulards ». Aujourd’hui, Laure Helms leur reproche leur passivité, dont elle explique les raisons : « Ils m’ont vue deux fois dans le plâtre, ils n’ont rien dit, rien demandé. Les voisins sont fascinés par mon mari. Il a eu l’habileté d’écrire un livre, Rue des fleurs, qui est la rue où nous vivons. Les voisins sont en pamoison devant lui. Ils lui vouent une admiration incroyable. »
La présidente, les avocats, le procureur, mais aussi les parents eux-mêmes : tous s’inquiètent à plusieurs reprises de l’influence néfaste que peut avoir la toxicité d’un tel environnement sur les deux garçons. La leçon du procureur en particulier, semble-t-il formé aux problématiques de systémie familiale, est sans ambiguïté : si les parents ne mettent pas un terme définitif à la situation, dit-il, « il y a de grandes chances que [vos enfants] frappent leur propre femme un jour. » À ce moment-là, Maulpoix s’effondre en pleurs sur le banc des victimes.
« Coups volontaires » contre « blessures de défense »
Le réquisitoire du ministère public commence par des mots percutants : « C’est lamentable. Difficile de comprendre qu’un couple avec un tel statut social se livre à de telles abjections. » Il requiert 18 mois de prison avec un sursis probatoire contre Jean-Michel Maulpoix, et n’objecte pas à l’indemnisation de 8 000 € que demande la partie civile pour les préjudices occasionnés. Il sera suivi par le Siège. Contre Laure Helms, il requiert 6 mois de prison assortis d’un sursis simple, mais l’épouse de Jean-Michel Maulpoix est relaxée. Au terme du délai légal, le Parquet n’a pas fait appel de la décision.
La discrétion autour de cette nouvelle affaire de violences impliquant une personnalité de l’establishment culturel pose question
La discrétion autour de cette nouvelle affaire de violences impliquant une personnalité de l’establishment culturel pose question. Son traitement minimaliste par l’AFP, suivie par les rédactions nationales qui se sont contentées de recopier une dépêche approximative, a pu donner une fausse impression de responsabilité partagée, ce qu’a infirmé de façon manifeste le déroulement de l’audience et l’absence de recours du ministère public.
Surtout, l’affaire Maulpoix nous conduit à nous interroger de nouveau sur l’intrication complexe entre les vies privée et professionnelle des créateurs. Au terme de cet épisode, il est à espérer qu’aucun esprit vengeur n’en vienne à exiger que soient retirés des rayons les livres du poète. A contrario, et au vu de la séquence de révélations successives autour des violences faites aux femmes dans certains milieux, il paraîtrait tout aussi aberrant de mettre sous le boisseau des actes dont la gravité modifie, qu’on le veuille ou non, la perception publique d’un artiste, quand bien même son œuvre n’aurait aucun lien direct avec les faits incriminés. Car informer les lecteurs revient d’abord et avant tout à leur donner le choix de lire une œuvre – ou de ne plus le faire – en connaissance de cause. D’autant plus quand on sait que, deux jours après le verdict, soit le 15 février, la prestigieuse NRF (Gallimard) publiait et assurait la promotion d’un nouveau recueil de Jean-Michel Maulpoix.
Loin du microcosme de Saint-Germain-des-Prés, les magistrats de Strasbourg, quant à eux, se sont montrés peu sensibles à la renommée et à l’influence supposée du prévenu. Ils ont d’abord jugé un dossier de violences intrafamiliales d’une effroyable banalité. Et rappelé que, dans les murs d’un tribunal judiciaire, les « monstres sacrés » redeviennent des justiciables comme les autres. C’est sans doute Me Macé, qui, s’adressant à Jean-Michel Maulpoix d’un ton glacial lors de sa plaidoirie, a le mieux exprimé le changement de paradigme qui ébranle actuellement le milieu culturel : « Vous faites partie de l’ancien monde, monsieur. Ici vous n’êtes pas poète. Pas écrivain. Vous n’êtes rien. Vous êtes juste un homme quelconque poursuivi pour des violences sur sa femme. »
Maxime DesGranges
Cet article a été rédigé en collaboration avec le site d’investigation Médiapart
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