Irene Solà

IRENE SOLÀ : UN TROP-PLEIN MINUTIEUX

Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres n’a pas la fraîcheur de Je chante et la montagne danse, premier roman d’Irene Solà, mais il a cependant la même percutante volonté d’engouffrer les curieux et curieuses lecteurices dans les rêveries de son autrice, ce même souhait de secouer le monde en l’agrippant par ses légendes. Ce second texte poursuit la démarche du premier en formant une fresque féministe, rurale et libératrice. En peignant et réadaptant les récits et les fables de sa région, Solà se réapproprie son identité en l’ancrant sur ses terres de séditions.

Je t'ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres, Irene Solà

Dans la littérature catalane, Irene Solà suit la figure de Mercè Rodoreda, romancière du siècle dernier dont la place des femmes en société couvre implicitement l’intégralité des récits. « À la maison on vivait sans un mot et les choses que je sentais en dedans me faisaient peur parce que je ne savais pas si elles étaient à moi… » (La Place du diamant). Cette citation de Mercè Rodoreda exprime parfaitement la filiation rythmique et poétique que Solà cherche à instaurer. Derrière un sentiment d’illégitimité se cache toujours un besoin de surpasser sa peur en la conscientisant. Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres se plante en nous comme une fourche à trois dents d’où sortent sans honte quelques souhaits d’émancipations sociales et artistiques.

Cuisines

Ou le lieu typique de la femme dans une société patriarcale. Car le premier des réflexes misogynes touche frontalement ce lieu qui se figure ensuite en un symbole de claustration, d’asservissement. Dans le texte de Solà, la cuisine est tout aussi omniprésente que la difficulté d’en sortir. Ainsi, dans le centre du texte, un des seuls hommes du roman dit « Vous, les femmes, vous vous accrochez aux lieux, […] vous vous y attachez comme des chiennes. Au passé, aux maisons, aux mioches, aux choses. » Et cette construction fataliste, essentialiste et masculine sera indirectement l’élément de transposition vers un monde nouveau, un monde sans hommes et libérateur. Si ces derniers enferment, alors les femmes sortiront par elles-mêmes. Il n’y a rien à attendre d’autre du patriarcat que sa fuite. « Et alors elles ouvrirent la bouche et elles mangeaient et vociféraient et tapaient des mains et entrechoquaient leurs verres et festoyaient et se levaient et tendaient en l’air leur cou et leurs bras. » Car il faut fêter ça. Solà donne des yeux à ses personnages pour qu’ils puissent percevoir leur aliénation, leur violence subie, leur enfermement enduré. Sa prose en devient une prose de libération. Et qui dit libération, dit fête, dit la beuverie du mas (le lieu même de la diégèse), et ce sera une véritable orgie qui, sans pour autant transgresser l’espace, transgressera le temps. 

Dans le texte de Solà, la cuisine est tout aussi omniprésente que la difficulté d’en sortir.

Solà nous perd dans les entremêlements des siècles et des heures et chaque chapitre est titré par un instant de la journée (Aube / Matin / Midi / Après-midi / Soir / Nuit) comme une manière d’évoluer vers un lendemain joyeux. Mais pour cela, il faudra d’abord régler les traumatismes du passé. Et ce besoin sera la démarche même de Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres ; comme une manière de pouvoir contourner la reproduction.

Bestioles

Tout le long du roman, Solà fait le plein de descriptions, elles-mêmes emplies de qualificatifs. Dès la première phrase : « L’obscurité était violette et mouvante, opaque, grenat et bleue à la fois, bourdonnante, mouchetée, aveugle, épaisse, profonde et brillante en même temps. » Ce trop-plein purement littéraire provoque un sentiment de surabondance et d’excès, eux-mêmes provoquant un sentiment nauséeux. « Elle pue le fauve, cette maison ! » Car ce puisard de surabondance est étroitement lié aux bêtes, aux bestioles, aux animaux sauvages. Le thème omniprésent du patriarcat (« Que les montagnes étaient pleines de bêtes sauvages et d’hommes, qui étaient pires que les bêtes sauvages. ») est étroitement lié à la faune – la loi de la forêt ou l’animalisation propre aux imaginaires infernaux (« Bernadeta caressait ses moustaches de chatte, son ventre avec huit tétons, ses sabots, ses seins de femme, ses cornes, son cou aux veines saillantes, ses mamelles de chèvre. ») 

Le diable et les enfers ont toujours été garnis de bestioles et, de fait, les femmes-sorcières diabolisées par le monde des hommes aussi. Et Solà prend à bras-le-corps ces codes pour mieux les retourner. Elle les réutilise en les inversant. Si dans le monde des hommes, la violence est partout, alors le monde des bêtes sera celui des femmes, et il sera envahi de félicité et de tendresse : « Et depuis ce jour, Blanca et Elisabet s’étaient aimées. De toutes les façons qu’il y avait de s’aimer. Comme les chevreuils. Avec délicatesse. Comme les poules. Recroquevillées. Comme les canards, avec une force brutale. Comme les chèvres, dans l’affolement. Comme les lièvres, en jouant. Comme les chiens, assoiffées. » Car l’énumération permet l’architecture d’un nouveau monde, le trop-plein un mélange harmonieux et le surplus la cohésion, la communion jusqu’à l’amour. Elles « poussaient des cris, comme des animaux. Elles aboyaient et miaulaient, bêlaient, gloussaient, caquetaient, piaillaient, grognaient, mugissaient, coassaient, hennissaient, hurlaient », et « Dans la cuisine, elles s’égosillaient : Ouah ouah, bêêê, miaou, cot cot, piou piou, hiiii, cocorico, hi han, hi han, ouuuh, meuuuuh, ahouuuu. » Chez Solà, les bestioles sont pleines de vie, pleines de joie et pleines de fougue – tout feu tout flamme.

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Enfers

Car si les femmes doivent être sorcières, elles seront artistes. L’écriture, chez Solà, est une potion magique qu’il faut garnir d’ingrédients secrets (précisions minutieuses), de sortilèges intimes (détails sensitifs), d’aliments nourrissants (accumulations et énumérations) et d’un assaisonnement puissant (saturations des corps, des décors, des sens et des vies). Dans Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres la recette est totale. « Parfois, Elisabet pleurait. Pleine d’eau. » Le trop-plein est minutieux. « Les ventres, farcis chacun d’un enfant, s’entrechoquaient. » Et la déconstruction du corps, de l’organisme, se révèle constamment : « La puanteur était organique ». Le corps est fait de matières illimitées. Pets, morves, larmes, pisses, accouchements, sangs, tout y passe chez Solà, et la matière s’abat en un écroulement de chair et de sens tel un carnage fantasmagorique. « Elle voulait voir la grâce et le salut divin lui être refusés, pour avoir si souvent fricoté avec le diable. » Si nous entrons pleinement dans le texte, il faudra donner du nôtre, car on ne rentre pas dans les enfers sans s’arracher un peu la peau. Et faire l’expérience de cette lecture ce sera indéniablement s’immoler. On ne peut lire Solà qu’avec ce souhait de prendre feu dans le rythme dense de son écriture. Et par cet incendie même, ce sera un plat qui se mange chaud. « Ils disaient blablabla, portaient la nourriture à leur bouche et mâchaient, sans cesser de bavarder. » C’est finalement comme si Solà trouvait sa consistance dans la déstructuration même des corps humains et sociaux, comme si elle souhaitait entrer au fin fond de la consistance humaine, de son histoire et de son évolution, qu’elle pratiquait l’écriture dans ce seul but.

  • Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres, Irene Solà, Seuil, 2024.
  • Crédit photo © Ignasi Roviró

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