Imaginez une Terre ensevelie par le sable, une Terre sur laquelle les paysages ne seraient plus que des dunes à perte de vue. Avec son cinquième roman, Outresable, publié aux éditions Actes Sud, Hugh Howey, l’auteur de la trilogie Silo, donne à nouveau à voir un monde post-apocalyptique. Suite à une catastrophe climatique, la planète est recouverte de déserts et des plongeurs, vêtus d’une combinaison spécifique permettant de fluidifier le sable, sont chargés de s’y enfoncer afin d’y puiser les artefacts de l’ancien monde pour les remonter à la surface.
Si les causes de cet ensablement planétaire ne sont exposées qu’à la fin, le lecteur est toutefois rapidement happé par cet univers présentant une réalité alternative. Un sentiment de claustrophobie est engendré à plusieurs reprises par ce récit au rythme haletant, faisant s’enchaîner de brefs chapitres aussi saccadés que des bourrasques de vent. En effet, c’est à plusieurs centaines de kilomètres de la surface que les personnages plongent dans l’espoir de retrouver des vestiges du passé, soit par intérêt pour ce qui a été perdu, soit pour revendre les reliques trouvées, comme s’y adonnent certains pilleurs. Tandis que le personnage principal, Palmer, rêve d’apercevoir un jour la cité légendaire de Danvar ensevelie sous le sable, des chasseurs de trésors ne jugent que par l’appât du gain. Des clans se forment, desquels surgissent des rivalités pour contrôler les divers territoires, luttes qui évoquent sans conteste un scénario à la Mad Max.
Repenser la place de l’homme dans l’univers
Ce qui renforce la consistance du récit, ce n’est alors pas tant les dialogues – souvent maladroits car trop éloignés de la tonalité poétique du texte – que les descriptions. Ce maître de la SF qu’est Hugh Howey esquisse un univers dépaysant dans lequel une grande place est accordée au visuel. Toute une cosmographie est ainsi convoquée, non sans lyrisme, par le geste même de l’écrivain-peintre. Avec ses nuances, la toile se compose au fil des mots, mettant à nu « le vent hurlant qui charriait ses embruns de sable par-dessus les anciens remparts et grisait parfois le ciel, ou assombrissait l’éclat du soleil avec des bourrasques furieuses » ou encore, « le sable s’amoncelant jusqu’aux cieux et les maisons se noyant pour rejoindre l’enfer ». À travers ces pauses descriptives, la science-fiction mise en œuvre par l’auteur interroge notre rapport-même aux puissances cosmiques et à notre humanité. Si la civilisation est ensevelie, que les grains de sables s’infiltrent partout, quelle place reste-t-il encore pour l’homme dans cet univers hostile ? « Lorsque le désert referme ses deux bras géants autour de votre poitrine et décide que vous ne respirerez plus, vous prenez conscience de votre insignifiance. Vous n’êtes qu’un grain de sable écrasé au sein d’une infinité de grains de sable. », est-il relaté.
À travers ces pauses descriptives, la science-fiction mise en œuvre par l’auteur interroge notre rapport-même aux puissances cosmiques et à notre humanité.
Véritable topos des romans d’anticipation, cette réflexion sur le lien étroit qui unit l’homme à son milieu questionne et invoque l’urgence de reconsidérer notre environnement. La métaphore du grain de sable employée par Hugh Howey pour signifier notre condition n’est pas sans faire écho à ce que déclarait Blaise Pascal en 1670 dans ses Pensées lorsqu’il affirmait : « Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » De même que cette célèbre Pensée 72 dite des « Deux Infinis » met à mal une perception anthropocentrique, encore très ancrée dans les esprits, de même l’auteur d’Outresable nous invite à réévaluer notre position dans le monde, au prisme d’une certaine humilité. L’homme doit prendre conscience de la « disproportion » (pour reprendre le terme de Pascal) qu’il accorde à sa propre place dans l’univers au regard de la grandeur de ce dernier.
Pour une incantation de l’espace
Cette vanité de l’homme à vouloir contrôler un monde sans cesse en expansion se traduit chez Hugh Howey par l’exploration jamais aboutie d’un univers ensablé, toujours mouvant. La puissance du cosmos se révèle par le mouvement incoercible d’un sable provenant de toutes parts. Ainsi la situation délicate de Palmer qui peine à s’en extirper : « ce sable qui s’infiltrait dans les cheveux de Palmer, lui bouchait les oreilles, s’amassait pour former les courbes croissantes des dunes, et ensevelissait le monde. ». La chair du désert se noue au corps des plongeurs. D’aucuns qui liront ce roman pourront alors affirmer que la psychologie des différents protagonistes n’est pas assez approfondie par l’écrivain. Certes, cela est indéniable. Il semble cependant que le personnage central de ce récit d’anticipation soit davantage le désert lui-même, sans cesse personnifié.
Cette vanité de l’homme à vouloir contrôler un monde sans cesse en expansion se traduit chez Hugh Howey par l’exploration jamais aboutie d’un univers ensablé, toujours mouvant.
Hugh Howey donne ainsi à entendre « la pulsation des sables du désert » et leur « murmure hargneux et continu », ou dépeint le vent tel un monstre « griff[ant] les parois ». Si les protagonistes manquent de profondeur dans leur construction, cela permet de remettre en perspective la posture secondaire de l’être humain dans ce monde qui l’outrepasse. Les personnages s’effacent, pour laisser place à l’infini du cosmos, à des dunes changeant, évoluant, et recelant en leur sein toute une mémoire évanouie du passé. L’espace devient actant, pousse les individus à un déracinement, à un déplacement perpétuel. Tout est soumis aux caprices d’un désert sans cesse mouvant, imperturbablement vivant, contre lequel l’homme lutte avec obstination. Les sens sont alors bouleversés par l’absence de repères civilisationnels pérennes. Plus de buildings, plus de trace stable du passage de l’homme sur terre. La voix de la nature se fait entendre et l’espace d’une dérive se dessine. Les personnages étant assujettis au mouvement du monde, c’est toute une déconstruction des certitudes terrestres qui est proposée par Hugh Howey.
A la recherche des origines
Le désert résiste au sens parce qu’il l’engloutit. L’homme ne peut plus y laisser son empreinte, n’est plus en mesure d’y ancrer une expérience quelconque si ce n’est celle d’une dissolution. La difficulté de transmission de la mémoire collective est, de fait, accentuée par une dissociation qui s’opère entre le fait d’exister et le sens-même de cette existence. Comment transmettre aux générations futures un passé désormais enfoui sous des kilomètres de sable ? De cette façon, c’est toute l’importance du geste archéologique qui est ici mise en valeur, en ce qu’il tente d’insuffler un ordre dans le chaos. En plongeant au cœur de la dune afin d’y déterrer des vestiges engloutis, les personnages témoignent d’un besoin pressant de combler les trous de leur identité : chercher Danvar revient à initier le mouvement d’une éventuelle compréhension de leur histoire.
Le désert résiste au sens parce qu’il l’engloutit. L’homme ne peut plus y laisser son empreinte, n’est plus en mesure d’y ancrer une expérience quelconque si ce n’est celle d’une dissolution.
« Toute vie est pareille au sable profond », déclare solennellement le narrateur d‘Outresable. Le désert, tel qu’il se présente dans son intégralité, est aussi infini que l’âme humaine. En filant cette métaphore, Hugh Howey enrichit son récit d’une dimension psychanalytique. À la quête de la cité mythique de Danvar, située à plus de mille six cent mètres de profondeur, se superpose une recherche des origines. Le père, qui a abandonné la fratrie (à savoir Palmer, Conner, Vic et Rob) est présenté comme la figure manquante qu’il s’agit de retrouver. Il s’est aventuré au nord, du côté du No Man’s Land, au-delà de la «faille» qu’on ne franchit pas, et n’est jamais revenu. Un ressentiment pour ce père absent traverse le roman de bout en bout. Au sein de cette dialectique, le désert, incommensurable, se meut en une image de la psyché humaine. Plonger dans les dunes pour y retrouver le passé, et plus précisément la légendaire Danvar, c’est aussi plonger au plus profond de sa propre histoire.
C’est un roman gorgé de sable que Hugh Howey présente à ses lecteurs. Si son livre (qui rappelle immanquablement le fameux Dune, de 1965, de Frank Herbert, et sa planète Arrakis) s’éloigne peu des schémas conventionnels de la science-fiction, il propose toutefois un récit rythmé et immersif qui incite à repenser notre rapport à l’environnement, et, plus globalement, à l’univers. S’unissant à une dimension philosophique, ce monde s’offre au lecteur dans une pureté primitive, dans un dénuement tel qu’il en devient aussi vertigineux que fascinant.
- Hugh HOWEY, Outresable, traduit de l’anglais par Thierry Arson, Actes Sud, 2021