L’odyssée fordienne

John Ford (1894 - 1973)
John Ford (1894 – 1973)

Lorsque l’on parle des films de John Ford, on pense instantanément à une Amérique magistrale, mettant en scène de vastes paysages parcourus par des cowboys à chapeau et cigarette à la bouche, tirant plus vite que leur ombre. Au travers d’une œuvre essentiellement axée sur l’histoire de ce continent et constituée de plus de cent cinquante films, sur lesquels Zone Critique revient à l’occasion de la rétrospective de la cinémathèque de Paris, le réalisateur a su faire de l’évolution américaine une véritable épopée et participer à la construction de son mythe.

Le fil conducteur qui traverse les films de Ford repose sur une idée fondamentale qui imprègne les Etats-Unis : celle de la conviction d’une « destinée manifeste » (l’expression est reprise au journaliste O’Sullivan qui l’emploie dès 1845). Les Américains, guidés par la providence, nourrissent la croyance d’un Dieu protecteur leur ayant dictés la conquête de leur territoire actuel. De là découle la conscience d’une identité américaine explicitée par les films de Ford. Les événements fondateurs qui transforment ce pays en une puissance mondiale viennent scander son œuvre et se font toile de fond de ses films. Ainsi en va-t-il pour la Guerre d’Indépendance dans La Piste des Mohawks, la conquête du Dakota dans les Trois Sublimes Canailles, ou encore la première guerre mondiale dans L’Aigle Bleu. Ford dresse le portrait d’une Amérique en pleine expansion, croissance qui passe par la mise en place d’un réseau ferroviaire représenté dans Cheval de Fer. La locomotive, en effet, qui remplace progressivement la diligence, participe à l’unification du territoire et à la modification de la perception d’un espace désormais contrôlable et témoin de la réussite américaine.

Civilisation vs barbarie

Dans les films de Ford, l’Américain est celui qui a réussi à industrialiser son territoire dans toute son étendue, et par là même à dompter la nature. Il est celui qui apporte la civilisation, rétablit l’ordre et étend la chrétienté face à des Indiens barbares, sauvages et païens qui n’hésitent pas à enlever les femmes et les enfants des Blancs. Dans La Piste des Mohawks, les Indiens Cherokee, animés par un désir de destruction, sont caricaturés à la manière de brutes primitives dont la seule préoccupation est de massacrer les colons Américains. Qu’on ne s’y méprenne pourtant pas : le cinéma de Ford n’est pas une pure propagande aveugle et irréfléchie. Il fait certes l’apologie de l’histoire américaine dans sa dimension titanesque et mythique, mais il n’en reste pas moins qu’une réflexion est portée sur les limites de cette entreprise dont l’essor repose sur des motifs peu glorieux. Dans Les Deux Cavaliers, la barbarie des Indiens, renforcée par une musique menaçante, semble finalement être reproduite par les Blancs par la pendaison d’un enfant Comanche lors d’une scène de lynchage. Essayant de porter un regard double, Ford s’interroge sur les impacts d’une telle colonisation, sur les actes de violence et de racisme qu’elle entraîne, et sait rendre la dignité aux Indiens, victimes eux-aussi d’actes destructeurs et pernicieux, dans des films tels que Les Cheyennes ou Le Massacre de Fort Apache.

La ruée vers l’homme

Elevé dans une famille d’Irlandais catholiques, Ford est imprégné très tôt d’un profond sentiment de foi. Son goût pour la justice est projeté sur ses personnages centraux comme ceux incarnés par Henry Fonda, devenu une véritable incarnation de l’homme droit et courageux, capable de sacrifier sa vie pour l’équité (en témoigne son rôle de Tom Joad dans Les Raisins de la Colère par exemple). Le héros fordien est toujours un homme résolu qui agit en fonction de la morale. Si Abraham Lincoln est ainsi érigé en une figure majestueuse, c’est bien sûr pour les valeurs démocratiques qu’il défend. Tout comme pour Ford, elles apparaissent comme les fondements inviolables de sa politique, d’où cette forte popularité qui transparaît dans la première scène de Je n’ai pas tué Lincoln où le président, ayant joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’Amérique, est acclamé par la foule. Ford, dans toute son œuvre, n’a cessé de mettre en avant des cœurs nobles éclairés par l’amitié, la solidarité et le sacrifice de soi au nom de la collectivité. Dans Le Corsaire de l’Atlantique, l’image positive de la marine américaine est ainsi essentiellement due à l’intense camaraderie des marins entre eux. La vertu est brandie, chez Ford, comme un drapeau universel que tout homme doit s’attacher à hisser. Au-delà du héros principal, les parias et marginaux (par exemple, la prostituée Dallas dans La Chevauchée fantastique ou l’ « idiot » du village Bim dans Pour La Sauver) sont souvent plus intègres dans leur être que la masse populaire hypocrite qui les condamne. L’obsession du regard qui anime Ford, et qui se traduit dans ses films par de nombreux plans rapprochés sur les visages des héros, doit de fait se comprendre comme une tentative de saisie de la dignité humaine qui devrait guider tout un chacun.

Peindre des paysages cézanniens

Mais comment penser les héros de Ford sans les paysages qu’ils arpentent dans leur quête et dont le réalisateur déclare lui-même qu’ils sont les « vraies vedettes » de ses films ?

Mais comment penser les héros de Ford sans les paysages qu’ils arpentent dans leur quête et dont le réalisateur déclare lui-même qu’ils sont les « vraies vedettes » de ses films ? Pour cet artiste de l’image, le visuel reste l’élément qui occupe une place fondamentale. Bien plus que de simples décors, ils viennent interroger, par leur immensité, la place de l’homme dans l’univers. L’Américain a beau avoir réussi à conquérir une partie du monde, la création en elle-même reste écrasante puisqu’infinie et le canyon n’est que la reproduction de cette solitude vertigineuse d’un homme perdu dans une nature qui l’excèdera toujours. Aussi Ford, par des panoramas, grands angles et plans fixes qui élargissent le cadre spatial, se plaît à filmer de grands espaces en plein air, notamment à partir du Cheval de Fer en 1929. Dans ce film où sont reproduites les conditions des travailleurs de la ligne ferroviaire transcontinentale, des moyens colossaux ont été mobilisés pour la mise en scène : Ford a fait appel à des milliers d’ouvriers, de bétails, de chevaux et de bisons pour cette production. Par souci de réalisme, deux authentiques locomotives ont également été utilisées.

Dans La Chevauchée fantastique ou encore La Poursuite infernale, les scènes tournées dans la Monument Valley font échos au désir d’indépendance des personnages en restituant le silence de ces espaces infinis qui retentit dans l’étendue des décors naturels. Outre les canyons et les extérieurs arides, on retrouve la fascination de Ford pour la mer dans des films tels que Patrouille en Mer s’attachant à faire de cet espace un lieu insondable. Dès lors, une attention particulière est portée à la lumière qui vient embellir le décor et participer à son atmosphère. Pendant plusieurs jours, Ford refuse ainsi de toucher la caméra lors du tournage de Les Deux Cavaliers, estimant que le ciel n’est pas assez nuageux et couvert pour contribuer à la gravité du synopsis. On comprend alors pour quelle raison l’acteur Rod Taylor parlera flatteusement des « Cézanne de Ford » quant aux paysages soigneusement élaborés de Ford, ce grand peintre du western.

De l’est à l’ouest, John Ford a donc su restituer, à travers ses films, l’âme de la conquête du Far West. Balayant toute l’histoire de la fondation des Etats-Unis, son œuvre s’élève en une réflexion pertinente sur les exploits et limites de cette construction étatique arpentée pendant longtemps par de nombreux cowboys dont la guimbarde résonne encore au sein des canyons.

Aurélia Lebas


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