Zone Critique revient sur l’écrivain Hervé Guibert, dont on célébrait les 30 ans de la disparition l’an dernier, dans un article d’Arnaud Genon. Enseignant, spécialiste d’Hervé Guibert et de la littérature autobiographique, il est aussi l’auteur de plusieurs textes autofictionnels parmi lesquels Les Indices de l’oubli (éditions de la Reine blanche, 2019), Vivre sans amis (La Rémanence, 2020). Son prochain livre à paraître est consacré à Hervé Guibert : Fous d’Hervé. Sur les traces d’Hervé Guibert (Presses Universitaires de Lyon, 2022).
Une écriture de soi
Le 27 décembre 2021, on célébrait le trentième anniversaire de la disparition d’Hervé Guibert. Jeune homme au visage d’ange, il était entré en littérature en 1977, alors seulement âgé de 22 ans, avec un texte programmatique, La Mort propagande, dans lequel il posait les bases d’une grammaire du corps jouissant qu’il s’acharnait à décrire, fouillant la langue comme on pratique une autopsie, transformant sa plume en scalpel :
Être dans une salle de dissection et dépecer un cul. Autopsier cet endroit de mon corps dont la pénétration par une bite, l’ongle du doigt calleux qui écrit et qui branle, griffe avec délice mes parois intestinales, ou le râpeux d’une langue se durcissant, me fait bander, jouir, pisser mon spermei.
Tout au long des quatorze années qu’il lui restait à vivre, Hervé Guibert publia des livres qui eurent en commun, dans leur très grande majorité, de faire de lui le personnage principal de ses histoires, qu’il y parle de sa famille (Suzanne et Louise, Mes Parents, Les Gangsters), de ses passions amoureuses (Fou de Vincent, Le Mausolée des amants) ou du sida, à travers une trilogie qui le fit connaître auprès du grand public (À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel, L’Homme au chapeau rouge). Dans un entretien qu’il donna à la fin de sa vie, il déclarait à ce propos :
J’ai été frappé par l’introduction des Essais de Montaigne qui disait : « J’ai voulu me peindre nu », ça a fait tilt, je me suis dit que c’était quelque chose que je pourrais mettre en exergue à tout ce que j’ai fait, enfin de beaucoup de choses que j’ai écrites. J’ai eu l’impression, par la force des choses, d’être mon propre personnagei.
Ainsi, en faisant de lui la matière première de ses écrits, ne dissimulant rien de sa vie, de ses désirs et de ses fantasmes, Hervé Guibert, dans le sillage d’auteurs tels que Michel Leiris ou Jean Genet, ouvrit la voie « à une écriture où le corps et la sexualité se manifestent comme des révélateurs du sujet qui s’écriti ». L’écrivain en fit lui-même le constat dans L’image fantôme, le très beau texte qu’il consacra à la photographie, où le narrateur-auteur, dans un court chapitre intitulé « L’Homosexualité », évoque son rapport au désir, à la sincérité et à la sexualité comme rarement il le fit tout au long de son œuvre :
– La plupart de vos récits suintent l’homosexualité…
– Comment voulez-vous qu’ils ne la suintent pas ? Ce n’est pas que je veuille la dissimuler, ni que je veuille la ramener avec arrogance. C’est la moindre des sincérités. Comment voulez-vous parler de photographie sans parler de désir ? Si je masquais mon désir, si je lui ôtais son genre, si je le laissais dans le vague, comme d’autres l’ont fait plus ou moins habilement, j’aurais l’impression d’affaiblir mes récits, de les rendre lâches. Ce n’est même pas une affaire de courage (je ne milite pas), il en va juste de la vérité de l’écriture. Je ne saurais pas vous dire cela plus simplement : l’image est l’essence du désir, et désexualiser l’image, ce serait la réduire à la théoriei.
Une image de soi
À travers son rapport à l’image photographique, Hervé Guibert résume l’enjeu de l’écriture de son homosexualité : elle ne relève pas d’un acte militant, elle n’est pas une fierté, mais elle constitue tout simplement la manifestation de son désir et donc « de la vérité de l’écriture », c’est-à-dire, de l’essence même de son projet littéraire.
Des textes comme Fou de Vincent ou Le Mausolée des amants constituent, dans cet ensemble, deux livres majeurs dans lesquels s’affirme, par l’élaboration d’une cartographie du désir homosexuel dont Vincent et T. sont la cible, la volonté de l’auteur d’aboutir à la mise à nu de lui-même qu’il s’était fixé d’atteindre.
Dès ses premiers textes, Hervé Guibert inscrit son travail dans ce qui relève d’une éthique et d’une esthétique de la transparence : il ne taira rien de ce qui habituellement se cache, se dissimule. « Mon expérience, déclare-t-il, c’est peut-être cela : quand je disparaîtrais, j’aurais tout dit. Je me serais acharné à réduire cette distance entre les vérités de l’expérience et de l’écriturei. » L’écriture du corps et de la sexualité, la divulgation des secrets (de la famille, des amis) puis, enfin, l’aveu du sida, seront autant de paradigmes permettant à l’auteur de mener à bien son projet de « dévoilement de soii ». Des textes comme Fou de Vincent ou Le Mausolée des amants constituent, dans cet ensemble, deux livres majeurs dans lesquels s’affirme, par l’élaboration d’une cartographie du désir homosexuel dont Vincent et T. sont la cible, la volonté de l’auteur d’aboutir à la mise à nu de lui-même qu’il s’était fixé d’atteindre. Mais le désir homosexuel se décline sous différentes formes tout au long du travail de Guibert. Que ce soit à travers l’exploration du corps dans La Mort propagande, dans les Chiens et les fantasmes sadomasochistes que le récit renferme, dans Les Lubies d’Arthur et la relation quasi incestueuse qui lie Arthur et Bichon, les deux personnages de ce conte pour adultes. Il s’exprime aussi dans toute une fantasmagorie liée aux adolescents que l’on retrouve dans son goût pour certaines photographies dont il parle dans un chapitre de L’Image fantôme (« Les photos préférées ») ou dans Voyage avec deux enfants où nait la passion qui le liera à Vincent. On pourrait ajouter à cela, plusieurs de ses nouvelles extraites des Aventures singulières ou encore le scénario de L’Homme blessé, coécrit avec Patrice Chéreau, où se donne à lire une histoire d’amour tragique entre un jeune homme ordinaire et un homme plus âgé qui évolue dans le milieu de la prostitution masculine. Cependant, et paradoxalement, si la sexualité et la nature des désirs de l’auteur traversent l’ensemble de son œuvre, ils ne semblent pas être aussi simplement définissables qu’il y paraît. En effet, dans un des derniers entretiens qu’il donna, Hervé Guibert parlait de sa sexualité en des termes qui viennent modérer les propos qu’il tenait dans L’Image fantôme. Se confiant à Christophe Donner, il remarquait :
[…] c’est comme le mot homosexualité, pour moi c’est un mot qui n’a jamais eu vraiment un rapport avec moi, bizarrement, alors qu’il en a évidemment un, mais je ne vois pas les choses comme ça, ce n’est pas la façon dont je vis, c’est pas la façon dont je me sens, j’ai l’impression que je suis ailleurs que dans ces…i
Laissant sa phrase en suspens, l’auteur nous privait d’une définition de l’homosexualité qui pourtant, selon son propre mot, « suinte » dans son travail. On peut ainsi s’interroger sur la distance prise par rapport à ce terme alors même qu’il a un lien évident avec son œuvre. Comme la remarque très justement le critique Murray Pratt,
Les divers incognitos, pseudonymes et réinventions de soi qui parcourent son œuvre représentent justement une série de tentatives d’esquiver l’identité néfaste de l’homosexuel, terme que Guibert choisit de considérer comme interdit, mais qui signifie néanmoins chacune des identifications qu’il invente afin de déstabiliser les tabous de l’homophobie. L’inachèvement de l’autodéfinition de Guibert, la rature du terme ‘homosexualité’ qu’il décrète, s’avère tout à fait compatible avec la pulsion autobiographique, voire narcissique, grâce à laquelle ses écrits espèrent déjouer le paradigme de l’homosexualité silencieusei.
Un érotisme de soi
S’il est vrai que les livres d’Hervé Guibert transpirent l’homosexualité, l’homosexualité qui y est présentée constitue « une identité hors des normes fixées par ses parentsi », qui ne se conforme pas à une définition conservatrice, hétérosexuelle et bourgeoise de ce que le mot désigne habituellement. Les fantasmes de Guibert, dans La Mort propagande ou Les Chiens, l’amènent à occuper toutes les positions, à dépasser les schémas actif / passif, victime / bourreau, jouissance / souffrance. Il déstabilise les assises des sexualités définies et devient, par l’intermédiaire de pratiques autosexuelles et narcissiques, celui qui investit toutes les postures d’une sexualité sans nom. Dans Le Paradis, son dernier roman, il transformera le personnage de Vincent (c’est le nom qui apparaît dans le manuscrit de ce livre) en Jayne, donnant ainsi la possibilité au narrateur, homonyme de l’auteur, d’explorer littérairement une sexualité vécue avec une femme. Par ailleurs, dans ses relations avec Claudette Demouchel, la femme médecin responsable des protocoles d’expérimentation liés au sida qui devient un des personnages du Protocole compassionnel, Guibert, très amoindri par la maladie, disait avoir fait la découverte d’une nouvelle forme de relation érotique.
La sexualité de Guibert, clairement dévoilée, théâtralisée dans son œuvre n’est qu’un des outils employés pour honorer le contrat de transparence qu’il avait passé avec ses lecteurs. Dire, tout dire.
En fait l’œuvre d’Hervé Guibert ne saurait se concevoir comme se réduisant à l’homosexualité de son auteur ou à ce que l’on nomme aujourd’hui une « littérature gay ». Si elle a constitué et constitue encore, selon le titre d’un article paru dans Libération « une sorte de révélateur parfait » pour les gaysi en ce sens qu’elle donne à lire l’histoire d’un homme ayant vécu pleinement, ouvertement, naturellement et sans tabou une homosexualité assumée, elle doit cependant s’envisager davantage comme la recherche et l’exploration d’identités multiples que comme l’affirmation et l’assignation à la seule identité homosexuelle. La sexualité de Guibert, clairement dévoilée, théâtralisée dans son œuvre n’est qu’un des outils employés pour honorer le contrat de transparence qu’il avait passé avec ses lecteurs. Dire, tout dire. Le sida lui aura permis, bien plus encore que l’exhibition de sa sexualité, de mener à bien le projet impossible d’une écriture de soi conduite jusqu’à ses plus lointaines extrémités. C’est probablement parce que Guibert a su déjouer toutes les normes dans son œuvre, qu’il a fait de son homosexualité un terrain d’exploration plus que d’affirmation, qu’il occupe encore aujourd’hui une place particulière dans le champ littéraire français.
Arnaud Genon
Bibliographie :
Guibert, Hervé, La Mort propagande, R. Deforges, Paris, 1977, Rééd. Gallimard, Paris, 2009.
Guibert, Hervé, Suzanne et Louise, Hallier, Paris, 1980, Rééd. Gallimard, Paris, 2019.
Guibert, Hervé, L’Image fantôme, Paris, Minuit, 1981.
Guibert, Hervé, Les Aventures singulières, Paris, Minuit, 1982.
Guibert, Hervé, Les Lubies d’Arthur, Paris, Minuit, 1983.
Guibert, Hervé, L’Homme blessé, Paris, Minuit, 1983.
Guibert, Hervé, Mes Parents, Paris, Gallimard, 1986.
Guibert, Hervé, Les Gangsters, Paris, Minuit, 1988.
Guibert, Hervé, Fou de Vincent, Paris, Minuit, 1989.
Guibert, Hervé, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990.
Guibert, Hervé, Le Protocole compasionnel, Paris, Gallimard, 1991.
Guibert, Hervé, L’Homme au chapeau rouge, Paris, Gallimard, 1992.
Guibert, Hervé, Le Mausolée des amants : journal, 1976-1991, Éditions Gallimard, Paris, 2001.