Dans mon quartier, comme partout à Paris, se trouve une boîte à livres : c’est une initiative à la mode. Elle permet à ceux qui aiment les livres d’avoir l’impression qu’un éventuel cadeau les attend au détour de la rue. Celle de mon quartier est assez décevante : des éditions scolaires de Molière, des livres érotiques ou des romans sans couverture. J’y ai pourtant trouvé un livre que j’ai eu envie de lire, parce que j’en connaissais l’auteur : Les Bienheureux de la Désolation d’Hervé Bazin.
Tristan est une île au sud de l’Afrique, habitée par 264 habitants lorsqu’en 1961 une éruption volcanique les force à fuir en Angleterre. Ils y découvrent la civilisation, eux qui n’avaient accès à aucune avancée technique sur leur île isolée du monde. Ébahis par le bruit et la laideur de la modernité, ils décident de repartir. Sur leur île, ils rapportent les innovations découvertes mais les utilisent de manière raisonnée. Voici l’histoire tirée d’un fait divers racontée par Hervé Bazin. Tristan est considérée encore aujourd’hui comme l’île la plus isolée du monde. Elle possède un site web : www.tristandc.com qui permet d’organiser son voyage vers cette destination lointaine, bien qu’il soit extrêmement compliqué d’y accéder et qu’aucune structure touristique n’y existe.
La postérité littéraire en question.
On ne connaît Hervé Bazin que pour Vipère au poing, le grand roman de la détestation entre fils et mère[1]. C’est un classique même s’il ne reçut pas le prix Goncourt de 1948 car Colette, qui aimait tant Sido, ne pouvait accepter qu’un fils parle ainsi de sa propre mère. Il est surprenant de découvrir qu’un auteur qu’on croit connaître parce que l’on connaît son œuvre principale a écrit une dizaine d’autres livres n’ayant rien à voir avec ce pour quoi on le catégorise. Hervé Bazin a entre autres écrit La Fin des asiles, Plumons l’oiseau ou Le Matrimoine. Ces titres me donnent moins envie de lire les livres concernés que d’imaginer des histoires. Écrit en 2018, Le Matrimoine aurait par exemple pu être une dystopie violemment féministe.
Pourquoi la postérité n’a-t-elle retenu qu’une seule œuvre ? D’autres écrivains ont connu un sort encore moins enviable, comme Anatole France qu’on ne lit plus, lui qui reçut le prix Nobel en 1921. L’île des Pingouins, ou La Rôtisserie de la Reine Pédauque sont pourtant des titres évocateurs. Italo Calvino propose une fameuse définition en quatorze points du classique. L’un de ceux ci est « On appelle classique un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l’univers ». A l’aune de cette formule magnifique, il semble qu’on ne puisse malheureusement plus lire Les Bienheureux de la Désolation. Mais Calvino propose aussi : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. » Plus humblement, il me semble que ce livre d’Hervé Bazin a encore des choses à nous dire, même si cela s’incarne dans une langue assez compliquée et une forme moralisatrice.
Utopie.
Le livre possède à la fois le charme d’une robinsonnade et d’une utopie
Le livre possède à la fois le charme d’une robinsonnade et d’une utopie : partir loin du monde pour vivre en paix sur une petite île, renouer avec des besoins concrets plutôt que se perdre dans le superflu – voici le modèle proposé, qui donne à rêver. Le seul article de la constitution de l’île est : « Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ». Leur communauté à taille humaine permet à chacun de participer à la vie politique de l’île, favorise le troc et les rapports directs. Le mot « autogérée » est bien prononcé par l’un des personnages. Chacun travaille selon ses besoins, sait réaliser une multitude de tâches plutôt que d’être hyper-spécialisé. Mais ce qui permet avant tout ce mode de vie est l’intégration à un milieu naturel avec lequel ils sont obligés de composer. Face à la nature et à sa beauté, les hommes retrouvent une humilité bénéfique. Leur façon de vivre doit se faire respectueuse de ce qui les entoure : « Il n’ira jamais plus, Simon, vers ce Chanaan de vie sauvage, où sous la moindre pierre se découvrent des crevettes grosses comme le pouce, où le bambou de mer dévore les grèves signées par des billions d’empreintes, où la surnatalité des airs et des eaux froides maintient le visage d’un monde que l’homme ailleurs anéantit en le surpeuplant de lui. Il n’ira plus. Mais il sait l’avantage que gardent encore les siens sur les migrants désespérés que les mois d’août massacrent sur les routes et qui s’acharnent sur les pédales, dans l’espoir insensé de retrouver quelques part des lambeaux de nature à souiller de papiers gras ».
La laideur du monde moderne.
Le livre pose efficacement la question de la beauté. Il exprime bien le désarroi que l’on peut ressentir dans un monde pollué de toutes parts. Si la contemplation de belles choses est une promesse de bonheur, à quel malheur ne se condamne-t-on pas dans une ville grise, sale et bruyante ? Pensons à Agnès dans L’Immortalité de Milan Kundera, qui ne peut supporter les agressions sonores, visuelles et olfactives de la ville, ainsi que la grossièreté des gens : « Elle se dit : un jour, quand l’assaut de la laideur sera devenu tout à fait insupportable, elle achètera chez une fleuriste un brin de myosotis, un seul brin de myosotis, mince tige surmontée d’une fleur miniature, elle sortira avec lui dans la rue en le tenant devant son visage, le regard rivé sur lui afin de ne rien voir d’autre que ce beau point bleu, ultime image qu’elle veut conserver d’un monde qu’elle a cessé d’aimer. Elle ira ainsi par les rues de Paris, les gens sauront bientôt la reconnaître, les enfants courant à ses trousses, se moqueront d’elle, lui lanceront des projectiles, et tout Paris l’appellera : la folle au myosotis… »
Un propos didactique.
On regrette presque qu’Hervé Bazin n’ait pas écrit un essai sur le progrès et ses limites plutôt qu’un roman.
On regrette presque qu’Hervé Bazin n’ait pas écrit un essai sur le progrès et ses limites plutôt qu’un roman. Les personnages sont trop nombreux et inconsistants pour que l’on s’en souvienne, sauf l’un d’entre eux peut-être qui revient à Tristan alors qu’il aime une anglaise. La composition du roman est, quant à elle, trop didactique, en voici les parties : Tristan l’ancien, l’exil, l’essai, le choix, le retour, l’épreuve, la reprise, Tristan le nouveau. Un journaliste anglais déclare à la fin du livre que l’histoire des habitants de l’île est « un conte philosophique ». L’auteur le souligne trop pour laisser libre cours à l’évocation. Presque autant que le roman, on peut lire avec profit cet extrait d’un article de Jacques Durr paru dans le Nouvel Observateur de 1965, placé en exergue du livre : « Les hommes de ce temps qui, à l’occasion, se demandent : « qu’est ce que nos arrière-grands-pères penseraient de nous ? » tiennent désormais la réponse. Une petite communauté primitive émerge du fond des âges, se trouve précipitée en plein XXème siècle industriel, en regarde d’un œil étonné, pendant deux ans, les hommes et les merveilles et n’a qu’un désir : retourner au fond des âges. Pour tous ceux qui croient en la valeur absolue du progrès, c’est une terrible leçon qui nous vient de Tristan de Cunha ».
Les désagréments du progrès.
Ce qui importe est donc moins l’histoire, que le sujet, qui garde une actualité absolue : est-ce parce qu’on peut faire quelque chose qu’on doit le faire ? La croissance perpétuelle est-elle vraiment une solution économique viable ? Peut-on vivre en n’effectuant que des tâches très spécialisées sans aucun lien avec nos besoins effectifs ? Et même si on le peut, est ce souhaitable ? Plutôt qu’une condamnation radicale du progrès, Hervé Bazin montre à travers cette histoire que tout est une question d’hybris. La technique demande une réflexion éthique, et son utilisation une modération qu’interdisent aujourd’hui les intérêts financiers tout-puissants. Mais la réflexion va plus loin : de retour sur Tristan, les habitants profitent d’une technique dont ils ne paient pas les conséquences « Vous vivez dans l’air pur, le calme, le liberté, à condition que d’autres, qui fabriquent vos moteurs, s’enfument dans leurs usines ». Pensons à l’écologie à la mode qui n’est qu’un renforcement des pratiques individualistes ; on roule à vélo mais des camions doivent ensuite les transporter pour les ramener à des bornes peu approvisionnées. Le roman aborde encore une autre question : celle de l’aide humanitaire à l’heure de la communication. Il montre comment tout le monde se mobilise pour Tristan, une cause haute en couleurs, avant de la laisser tomber dans l’oubli, au moment même où les ilotes auraient le plus besoin d’aide. Les aides apportées sont des objets souvent inutiles et plus agréables à offrir que du matériel de construction, pourtant vraiment nécessaire. La plupart des travers de la société de consommation et de l’image sont ainsi exhibés.
Pourquoi le lire alors ? Pour rêver à la possibilité d’une île, réfléchir à la modernité, et découvrir un autre Hervé Bazin
Si Vipère au poing aborde des thèmes qui pourraient sembler moins actuels, l’autorité despotique des parents et de l’Église ne sont plus les problèmes majeurs aujourd’hui, le roman nous touche toujours car son écriture est virtuose. La haine exhibée est si intense qu’elle prend l’envergure d’un mythe. Au contraire, Les Bienheureux de la Désolation est d’une actualité brûlante. Mais la fiction ne ne nous emporte guère, le style a vieilli. Pourquoi le lire alors ? Pour rêver à la possibilité d’une île, réfléchir à la modernité, et découvrir un autre Hervé Bazin que Brasse-bouillon l’enfant de la haine.
Bibliographie
- Hervé Bazin, Les Bienheureux de la désolation. Les éditions du Seuil. 1970.
[1]En ce moment, il est possible d’aller voir son adaptation au théâtre du Ranelagh dans un beau seul en scène, porté par le comédien Aurélien Houver.