Héroïnes romantiques : histoires d’amour et de mort 

Charles de Steuben (1788-1856), La Liseuse, 1829, huile sur toile, 61,3 x 50,8 cm,
Musée d’arts de Nantes, France © Musée d’arts de Nantes photo © RMN-Grand
Palais / Gérard Blot

En 1827, le théâtre de l’Odéon tremble, prêt à rompre sous le fracas des applaudissements. C’est qu’on y joue : Hamlet, Roméo et Juliette, et Othello. Paris sidérée redécouvre Shakespeare. On rencontre Ophélie, Juliette, Desdémone. Elles encensent la femme amoureuse, elles participent à construire une image romantique du féminin.   

“Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l’improviste, me foudroya. (…) Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques.” 

Hector Berlioz, Mémoire, 1870  

Vigny et Delacroix sont également bouleversés. Sous la plume ou le pinceau, les héroïnes shakespeariennes prennent une nouvelle ampleur. Mais elles ne sont pas les seules égéries. Cléopâtre, Sapho, ou encore Marie Stuart, dont les prénoms sitôt prononcés appellent à nous tout un monde, sont également réinventées par les romantiques. Les artistes narrent, peignent ou sculptent leur destin funeste, l’apothéose du drame. En somme, ils en font des héroïnes. Êtres de chair ou de papier, elles sont exceptionnellement réunies du 6 avril au 4 septembre 2022 au Musée de la Vie romantique – un de ces lieux si raffiné qu’on aime à le tenir secret – pour une exposition percutante : Les héroïnes romantiques.    

Sublimes, éthérées, immatérielles parfois, ces femmes disent beaucoup du regard des hommes qui les représentent, de leur société aussi. À travers leurs portraits, on s’immerge tout à fait dans le mouvement romantique, on appréhende les valeurs et les stéréotypes qu’elles ont portés dont les ramifications sont nombreuses, et actuelles encore. C’est en bref, un spectacle particulièrement beau et instructif.   

Captivée et captive  

D’emblée, un premier fil rouge se dessine : l’héroïne romantique est amoureuse. Plus encore, elle est embourbée dans un amour passionnel qui la consume et l’isole. Cette solitude s’impose d’elle-même : c’est l’instant qui permet de prendre la mesure de sa passion et de ses souffrances. Il faut dire que le romantisme fait la part belle aux émotions. Le mouvement artistique resserre le plan sur l’individu, sacralise l’amour et la sensibilité. Ainsi, la femme représentée est tout à fait captive, aux prises avec des sentiments qui la dépassent. C’est pourquoi son destin est toujours funeste : submergée par ce débordement de passion qu’elle ne peut pas maîtriser, l’amoureuse choit. Elle est une femme sacrifiée. Voilà qui la sublime, et l’élève. Voilà aussi, ce qui la rend plus belle encore. Cléopâtre est peinte morte par Jean Gigoux, en 1851. Mais ici, point d’altération sur son corps. Seul le titre La mort de Cléopâtre, permet de comprendre. L’héroïne est allongée, sensuelle et nue, sa peau baignée d’une lumière chaude est parfaite, son visage délicat pourrait être celui d’une belle endormie. Le suicide d’ailleurs, est souvent le seul moyen de dépasser l’inconciliable à l’image d’Atala , le personnage de René de Chateaubriand dans le roman éponyme, qui pour ne pas rompre son vœu de chasteté ni outrepasser sa religion (elle est chrétienne), choisit de s’empoisonner pour ne pas succomber au charme de Chactas, un bel indien transi comme elle, mais païen. Celui-ci l’enlace dans une dernière étreinte d’amour, déchirante et désespérée, puisqu’elle se meurt, alors qu’elle reçoit dans le tableau de Pierre Jérôme Lordon la communion d’un ermite (La communion d’Atala, 1808). 

Jean Gigoux, La Mort de Cléopâtre © Besançon,musée des Beaux-Arts et d’Archéologie-Photo P.Guenat

L’héroïne romantique remet en question le titre même qu’on lui donne : qu’a-t-elle d’héroïque finalement puisque l’héroïsme sous-entend l’action, l’épreuve, et l’élévation par celles-ci ? Ces femmes semblent au contraire enfermées dans un rôle de victime. Elles sont victimes de l’homme qu’elles aiment (duquel elles ne peuvent se détacher), de leur famille (qui leur impose des codes qui vont à l’encontre de leur amour), et d’elles-mêmes (pas assez fortes pour dompter leur passion). En fait, ces femmes sont héroïques parce qu’elles incarnent parfaitement les vertus qu’on leur attribue, et pour cela, elles sont des protagonistes. Les nombreuses œuvres exposées se font échos et mettent en exergue quelques constantes qui font aujourd’hui froncer les sourcils : les héroïnes féminines sont nécessairement douces, délicates, gracieuses, et sensibles. Ainsi, Léopold Burthe peint une Ophélie éblouissante ! Quel spectacle que celui de sa mort ! Son corps flotte sur l’eau sombre qui en contraste, met en valeur le drapé blanc de sa robe. Celui-ci révèle la courbe ravissante de ses hanches. La palette de couleur est épurée : sa peau est diaphane, elle relève la douceur de ses traits. Elle est entourée de fleurs tout aussi pâles qu’elles qui soulignent davantage la délicatesse de son sein, celle de sa main. Ophélie est l’archétype du féminin. Dès lors la violence est contre-nature. Une femme violente est comme « sortie de son sexe ». Elle fascine autant qu’elle effraie les artistes. Elle est une figure contraire. Les mères infanticides, ou les meurtrières cristallisent une folie, un hors-cadre que les romantiques rejettent. À cet égard, l’esquisse exposée de Médée d’Eugène Delacroix est une œuvre d’exception. Le tourbillon d’hybris se lit dans le mouvement vif du pinceau qui dit l’impulsion de la mère qui s’apprête à tuer ses enfants. Les tissus volent. Les couleurs flamboient et se concentrent autour des enfants nus comme pour mettre plus en lumière encore l’horreur qui va s’accomplir. 

Léopold Burthe (1823- 1860), Ophélia, 1852, huile sur toile, 62,3 x 100,3 cm Musée Sainte-Croix, Poitiers, France © Musée de Poitiers _ Christian Vignaud

Le goût du drame : le choc, le sublime  

Il n’y a pas de doute, les romantiques ont le goût du spectacle. Si Shakespeare émeut autant c’est parce que ses pièces concentrent les rebondissements, les éclats du cœur, les douleurs. Les peintures exposées illustrent des héroïnes du passé, mythologiques ou historiques, comme des héroïnes de fiction. Et elles montrent presque toutes un instant suspendu : celui qui précède tout juste la mort, celui qui concentre la tension.

Antoine-Jean Gros (1771-1835), Sapho à Leucate, 1801, huile sur toile, 122 x 100 cm, Bayeux, musée d’art et d’histoire Baron-Gérard (MAHB) Photo (C) RMN- Grand Palais / Jean Popovitch

Antoine Jean Gros fait la démonstration de ce goût du drame dans son tableau, Sapho à Leucate, en 1801. Sapho détonne, tout à la fois historique et mythologique. Puisqu’il ne reste presque rien de ses œuvres, et de sa vie, les romantiques ont fabriqué une nouvelle poétesse en lui apposant leurs propres codes. Adieu les amours lesbiennes, Sapho aime désespérément un certain Phaon, un batelier de Mytilène d’une beauté remarquable. Pour lui, elle se précipite dans la mer. C’est la scène que choisit de présenter Antoine Jean Gros. Le paysage nocturne est paisible, la mer s’agite à peine, brossée par un vent qui soulève seulement les voiles transparents de la robe de l’héroïne, et ses cheveux défaits. En haut du précipice, elle a déjà un pied dans le vide. Les paupières closes, le visage impassible, serrant contre elle sa lyre, l’héroïne dans un instant va mourir. Elle est belle et digne, et déjà fantomatique, si pâle, et lointaine. Ces quelques vers d’Alphonse de Lamartine entrent en résonance avec le drame peint.   

Je ne viens pas chercher dans tes ondes propices  

Un oubli passager, vain remède à mes maux !  

J’y viens, j’y viens trouver le calme des tombeaux !  

Reçois, ô roi des mers, mes joyeux sacrifices !  

Lamartine, Sapho, 1860  

 

 

Une autre figure féminine se détache. C’est Marie Stuart. Quel destin ! Reine d’Écosse, reine de France, deux fois déchue, sacrifiée par son mari et sa cousine, la reine Élisabeth Ire d’Angleterre, enlisée dans les guerres de religion, amoureuse éperdue, plusieurs fois, Marie Stuart a fasciné les artistes au XIXe siècle. Friedrich Von Schiller en fait une pièce de théâtre en 1800, reprise ensuite à l’opéra par Gaetano Donizetti, Alexandre Dumas écrit sa biographie. Dans cette exposition, on admire les différents portraits qu’en font Théodore Chassériau, Eugène Devéria, et Édouard Hamman illustrant chacun un épisode dramatique de ses aventures. L’esquisse de Théodore Chassériau fixe elle aussi l’acmée du drame : dans une seconde, Marie Stuart, peinte au centre, en blanc, grande et digne, va assister à la mise à mort de son fidèle ami Riccio, commanditée par son propre époux. Elle est enceinte, il soupçonne Riccio d’être le père. Le geste de défense de l’héroïne est vain, elle est désarmée, entourée d’une foule de bras brandissant des épées étincelantes. Riccio est pétrifié, à ses pieds. Le spectacle est total.

Lepaulle François Gabriel Guillaume (1804-1886), Marie Taglioni et son frère Paul dans le ballet de la Sylphide, 1834, huile sur toile _128,5 cm x 96,5 cm, © Musée des Arts Décoratifs

Ces héroïnes consacrées au moment de leur chute figent les principes romantiques comme le sublime, et le pathétique. Elles sont tant éthérées qu’elles en deviennent immatérielles, esprit plutôt que chair. C’est ainsi que le peintre Alexandre Évariste Fragonard construit l’image de Jeanne d’Arc, en 1822. Jeanne d’Arc sur le bûcher, a les cheveux détachés, et une robe vaporeuse, blanche. Elle est entourée des flammes qui bientôt vont mordre sa peau. Son regard n’est pas anesthésié par la peur, elle fixe le ciel, le petit morceau d’azur qui la surplombe. Entre immanence et transcendance, Jeanne d’Arc est peinte en martyre. Ses vêtements ne disent rien de son époque : elle est éternelle.

Ce sublime se lit aussi dans les costumes féminins des ballets romantiques qui sont également intemporels. L’un des plus célèbres est la Sylphide composé en 1832 par Filippo Taglioni. Il y met en scène sa propre fille Marie Taglioni pour jouer une créature surnaturelle empruntée à la mythologie nordique. Elle porte un tutu, un vêtement inventé à cette époque dont la mousseline transparente souligne la grâce et la légèreté. À ses pieds, une petite révolution pour le ballet : des pointes. La ballerine déjoue la gravité, elle s’envole. C’est un tour de force qui met en scène l’absolue finesse, qui transcende le corps féminin.  

 Au-delà des schémas romantiques, ce qu’il faut voir en creux  

Cette exposition se démarque parce qu’elle croise les arts : on y parle peinture, littérature, opéra ou ballet. D’une part, cela permet de considérer plus largement, à travers ce syncrétisme, l’image que l’on colle sur l’héroïsme au féminin, mais plus encore, celle qui enferme le corps de la femme. Elle permet aussi de créer des liens entre l’art et l’Histoire. En effet, le XIXe siècle est riche des renversements politiques qui l’ont traversés : de la Révolution à la Restauration, en passant par l’Empire napoléonien. Napoléon justement, pour consacrer le système patriarcal fait rédiger en 1804 le Code civil qui est mortifère pour les femmes. Elles sont à la solde de leur père puis de leur mari, considérées comme des mineures toute leur vie, captives dans le cadre de la famille, vouées à donner des enfants desquels elle ne peut assurer l’éducation sans la surveillance d’un homme. Les véritables héroïnes qui ont défendu au péril de leur vie, à travers la Révolution, la condition féminine comme Olympe de Gouges par exemple, sont exclues des considérations. Leur absence dans l’exposition est volontairement marquante, d’autant que d’autres figures qui leur sont contemporaines comme Charlotte Corday, sont bel et bien représentées. Les artistes romantiques présentent plus ou moins consciemment l’étau dans lequel on tient les femmes, tiraillées entre l’ordre social très strict et la religion dont on note le rebond après qu’elle a été malmenée par les révolutionnaires. C’est ce tiraillement qu’il faut lire dans le parcours des héroïnes romantiques comme Atala. 

Cette exposition ne donne pas seulement à voir les archétypes et les idéaux féminins, elle présente en négatif ces femmes qui ont démenti le modèle qu’on leur a imposé.

Cette exposition ne donne pas seulement à voir les archétypes et les idéaux féminins, elle présente en négatif ces femmes qui ont démenti le modèle qu’on leur a imposé.

George Sand est la plus extrême, fumant la pipe, portant un pantalon, se faisant appeler “George”, au grand dam de son ami Honoré de Balzac qui aime profondément l’artiste, mais qui n’apprécie pas de voir ainsi la femme. L’écrivaine s’isole dans son intérieur pour créer. Ce confinement dans l’intime, on ne le lui impose pas, elle le choisit : il est le lieu nécessaire à la création. C’est ici qu’elle érige des œuvres dans lesquelles les femmes s’épanouissent seules : son héroïne Consuelo refuse le mariage, par exemple. Mme de Staël, Sophie Cottin pour ne citer qu’elles, sont également de grandes écrivaines qui profitent de cette retraite pour composer des romans sentimentaux qui s’apprêtent bientôt à émouvoir de jeunes lectrices. Mme Bovary, composée un peu plus tard, illustre bien l’impact de cette écriture – une écriture pas seulement féminine d’ailleurs, beaucoup d’auteurs rédigent des romans sentimentaux. On exhibe enfin les destins d’exception de célèbres cantatrices, ballerines et comédiennes comme la fameuse Rachel, diva avant la lettre, qui a parcouru le monde pour jouer des rôles féminins de premier plan, et dont on devine souvent les traits dans les portraits peints et sculptés d’héroïnes de papier.  

 * 

Cette exposition en somme est une petite pépite qui concentre l’esthétique romantique, les anecdotes historiques et les élans d’amour. Elle est d’autant plus agréable qu’elle ne présente qu’une centaine d’œuvres : on peut apprécier chacune d’elle sans se sentir engloutis sous les créations. Elle se déroule enfin dans un écrin d’autant plus précieux, puisque le Musée de la Vie romantique est l’ancienne maison-atelier dans laquelle Ary Scheffer, peintre romantique, avait ses quartiers. C’est ici qu’il tenait salon, accueillant l’intelligentsia parisienne. Ainsi George Sand, Eugène Delacroix, ou encore Frédéric Chopin venaient dans cette pièce ou dans celle d’à côté échanger leurs inspirations. On peut se plaire à imaginer que c’est ici peut-être qu’ont été pensés certains ouvrages exposés.  


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