L’année 2017 marque l’anniversaire des 50 ans de la présence du Zen en Europe. Encore aujourd’hui, on ne compte plus les occidentaux qui pensent le bouddhisme comme une philosophie de vie non-religieuse, libérale, « compassionnelle ». Si la pénétration du bouddhisme sur le sol occidental est peut-être le fait civilisationnel majeur du XXème siècle, comme le suggérait l’historien Arnold Joseph Toynbee, il demeure difficile de comprendre l’esprit bouddhique dans sa radicalité. Loin des effluves édulcorés des néo-spiritueux en quête de bien-être, l’exigence du Bouddha est celle d’une guerre intérieure, d’une « haute culture de la souffrance », pour reprendre un mot à celui qui se rêvait à être « le Bouddha de l’Europe », Friedrich Nietzsche. Ici même, au cœur de notre métaphysique moderne qui étouffe l’Être et ne conçoit sa manifestation que sous le seul mode de la positivité, la pensée de Heidegger et l’expérience du Zen semblent se joindre dans une abyssale altérité. Éloignés des opérations spéculatives, c’est justement parce que ces chemins respectifs cherchent le dehors de la métaphysique qu’ils peuvent, face aux signes des temps, nous parler.
« Le Zen ne pouvait être autre chose qu’un acte instantané d’intuition. Comme il ouvre d’un seul coup sur un monde dont on n’a pas encore osé rêver, c’est un saut abrupt et secret d’un plan de pensée sur un autre ».
Daisetz Teitaro Suzuki, Essais sur le bouddhisme Zen, Première série.
« Si je comprends bien cet homme, voilà ce que je cherche à dire dans tous mes écrits ».
Martin Heidegger à la lecture des livres de Daisetz Teitaro Suzuki sur le Zen, propos recueillis par William Barett.
Dans l’Empire des choses qui est le nôtre, le caractère métaphysique de l’homme nihiliste éclate aux yeux de tous dans une fraîcheur vieillie. Nul ne peut réfuter que l’ego, ce « petit moi » personnel et névrosé, producteur d’anecdotes et de quotidienneté pauvre, reste le dernier grand totem mythique qui verrouille l’Occident. Il re-tient le désastre et met en scène sa mythologie : il console, résigne, regroupe. Il promet un salut dans la « réalisation de soi », il conjure en voulant réparer les psychologies. En tant qu’hygiène spirituelle, l’individualisme dont il est l’extension maladroite semble être ce par quoi le nihilisme demeure. Il paraît vain de redire différemment ce qui ne va pas dans cette contrefaçon du spirituel qui est à l’œuvre : le psychisme remplace l’Esprit. L’errance ontologique de l’homme fondamental, portée par l’histoire de la métaphysique, est devenue intenable. Quel est donc cet « être » étrange qui se « veut » lui-même et qui pourtant n’arrive plus à remonter à sa propre surface ? Quelle est cette métaphysique essoufflée qui supporte la parole lorsque l’homme dit, stupidement, « je suis » ? Il ne s’agit plus de répondre ou de statuer, mais de maintenir ouvertes nos contradictions, de méditer nos impossibilités.
Regards croisés
C’est principalement le Zen qui est venu à la rencontre de Heidegger, et non l’inverse. Par ses étudiants, puis ses lectures, Heidegger fût fortement marqué par cette pensée japonaise qui pose la vacuité des phénomènes comme le fondement de sa pratique. Les adeptes du Zen, en retour, ont su voir chez l’auteur d’Être et Temps un moyen de nourrir leur propre sillon. Les influences entre le Japon, le Zen et Heidegger sont nombreuses et réciproques, elles ont rayonné bien au-delà des correspondances universitaires et il est inutile de les lister toutes. Il n’est cependant pas superflu de savoir que c’est sous l’influence de Shûzo Kuki, qui suivit Heidegger à Marbourg de 1927 à 1928, que Sartre a affiné sa compréhension de Heidegger. Pétri d’esprit poétique (Waka), le compte Kuki s’intéressa avec force au problème du hasard, du néant et de la contingence, creuset de son sujet de thèse. Entièrement charmé par la pensée du philosophe allemand, Kuki tenta de penser la singularité existentielle dans la culture japonaise, le « mode-d’être » du Japon, et cela au travers des chemins phénoménologiques ouverts par Heidegger. Les rencontres avec le grand spécialiste du Zen Daisetz Teitaro Suzuki ainsi qu’avec les étudiants de Kitarô Nishida, diffuseurs souterrains de l’école de Kyoto, furent décisives dans l’extension de la pensée d’Heidegger.
Pourquoi les penseurs japonais, fortement marqués par le Zen, virent en Heidegger le relais occidental de leur propre tradition ? Ont-ils entendu la philosophie de Heidegger comme une confirmation de leurs développements ou se sont-ils tournés vers lui pour sortir des impasses de la modernité japonaise ? La correspondance entre Heidegger et Takehiko Kojima nous renseigne. Kojima rendit visite à Heidegger en 1955 et échangea avec lui entre 1963 et 1965. Pour ce dernier, les rapports entre l’Occident moderne que tente de penser Heidegger et le Japon contemporain ne sont pas si éloignés : depuis la Restauration de l’ère Meiji, l’archipel nippon détruit son caractère propre, se jetant dans la culture européenne sans aucune prudence. Le Japon, alors meurtri par la guerre, se lance entre 1955 et 1973 dans une croissance économique vertigineuse, atteignant rapidement le rang de deuxième économie mondiale. Ses dirigeant clament officiellement la nouvelle maxime du pays : « Mohaya, sengo dehanai » (l’après-guerre est finie…alors au travail !). Kojima, qui craint de voir son pays s’enfoncer dans le paradigme technicien dont Hiroshima fût le signe manifeste, se tourne vers Heidegger dans une lettre ouverte.
L’aube japonaise est comme une imitation du crépuscule, tout se passe comme dans un rêve éveillé. Toujours plus de production, toujours plus de technique, toujours plus de conférences. On ne peut même pas y découvrir une trace de la fuite des dieux. On prêche seulement à grand fracas le « bannissement de la guerre » et on rêve d’une imitation de la paix.
Il souhaite recueillir du philosophe une pensée sur son pays. Dans cette lettre qui fût traduite dans le numéro 43 de la revue Philosophie par Jean-Marie Sauvage, Kojima écrit : « L’aube japonaise est comme une imitation du crépuscule, tout se passe comme dans un rêve éveillé. Toujours plus de production, toujours plus de technique, toujours plus de conférences. On ne peut même pas y découvrir une trace de la fuite des dieux. On prêche seulement à grand fracas le « bannissement de la guerre » et on rêve d’une imitation de la paix. A vrai dire, le Japon n’est pas le seul à vagabonder dans ce rêve éveille. Les héritiers de la philosophie européenne des Lumières : les États-Unis, le Japon moderne au milieu de la Révolution Industrielle, la Russie depuis la Première Guerre mondiale, la Chine depuis la Seconde et avec elle les nouveaux États naissants d’Asie et d’Afrique, ce monde totalement européanisé à l’extérieur de l’Europe suit le chemin d’une déshumanité d’une manière beaucoup plus insouciante que sa mère l’Europe elle-même ». Heidegger, dont la réponse prend la forme décentrée d’une méditation, témoignera de ce souci de sortir de la métaphysique violente de la subjectivité sans retourner strictement à des traditions déjà trop lointaines, le recours à l’histoire n’étant pas un retour à l’histoire, « le pas qui rétrocède est plutôt le pas qui sort de la route sur laquelle adviennent l’avance et le recul du dispositif ». Le sort du Japon se plie sur celui de l’Europe.
Face aux différentes influences japonaises sur la pensée du philosophe allemand, une question demeure présente : si, comme le prétendait Heidegger, la philosophie est la manière grecque de penser, comment le Zen importé de Chine sur le sol japonais peut-il parler à un philosophe dont le regard ne cessera jamais d’être profondément pré-socratique ? Il peut le filtrer de ses impuretés. Le Zen, pour qui l’ego n’existe tout simplement pas au regard de la réalité supra-mondaine (puisqu’il repose sur une identification par définition illusoire au regard d’une coproduction conditionnée des phénomènes expliquant la vacuité des choses entendues comme individuelles et substantielles), se rapproche de nombre d’intérêts heideggeriens : pensée de la différence pure ; critique du règne de la volonté ; critique de la notion d’individualisme ; abolition de la stricte dualité sujet-objet ; attention renouvelée à la manifestation et à la donation originaire des événements ; intérêt insistant pour un néant constitutif qui n’est ni physique, ni abstrait, ni négatif ou logique ; primauté d’une « pensée méditante » sur une « pensée calculante » ; dette mystique indiscutable ; critique du langage ; etc. Il convient non pas simplement de lire Heidegger dans les yeux de la pensée bouddhique ou d’interpréter le bouddhisme au travers le voir de Heidegger, mais plutôt de penser ce qui a été contourné jusque-là, à savoir l’exigence d’un dépassement métaphysique de la métaphysique ou, dit autrement, l’édification d’une métaphysique par définition critique, toujours-déjà dans la tension de son échec à trouver sa satisfaction finale.
Face aux différentes influences japonaises sur la pensée du philosophe allemand, une question demeure présente : si, comme le prétendait Heidegger, la philosophie est la manière grecque de penser, comment le Zen importé de Chine sur le sol japonais peut-il parler à un philosophe dont le regard ne cessera jamais d’être profondément pré-socratique ?
Le Zen permet une voie (Do) hors des sentiers déjà tracés et largement embourbés par cet « oubli de l’être ». C’est pour cette raison que le recours au bouddhisme japonais fût nécessaire et fécond chez Heidegger : le Zen n’est pas une pensée qui propose une sortie de la métaphysique, puisque sortir de la métaphysique implique une situation assumée dans cette même métaphysique. Au contraire, il représente une non-pensée expérimentale qui se construit totalement en dehors du régime métaphysique, ce dernier étant pour ainsi dire d’un « autre souffle ». On pourrait définir une facette du Zen, pourtant indéfinissable, par ce que Dürckheim nomme « l’expérience d’une transcendance immanente ». Le Zen passe bien moins par la satisfaction intellectuelle que par la « conscience » (comprendre la conscience en tant qu’elle est action dans la réalité mondaine, car le mot « conscience » largement utilisé pour vulgariser le bouddhisme occidental dérive bien plus d’une christianisation du vocabulaire sanskrit que d’un pur produit des écoles bouddhiques originelles), moins par l’opération conceptuelle entendue comme vérité que par un corps qui fait l’intuition de son néant originel. Le Zen fait l’économie d’une pensée économique. Son originalité relève en ce qu’il arrive à penser sans abstraire, sans catégoriser, sans généraliser. S’il est une non-pensée, il n’est pas une anti-pensée pour autant. Il n’est ni synthétique, ni analytique. Cet apparent paradoxe sonnant comme un koan implique une expérience vitale de négativité, bien loin d’un quiétisme dévirilisant, et il n’est pas étonnant de constater le large écho accordé à Maître Eckhart dans les milieux intellectuels japonais.
Le Zen ne préconise donc aucune fixation intellectuelle pure, il évite le processus d’identification et de discrimination afin de laisser-être ce qui se manifeste comme phénomène dans sa forme libre des conditionnements mondains produits par l’esprits. Il poétise un réel en le « chargeant » par la présence du pratiquant, mais il ne peut rien dire de cette même présence. En Dieu, je ne peux plus dire qu’il y a Dieu. Sa pratique fluidifie l’esprit en lui rendant son état d’origine. Le Zen japonais, on l’oublie parfois, garde un de ses deux poumons en Inde et continue de s’exprimer dans la foi bouddhique des origines : si chacun possède déjà en lui-même la nature divine du Bouddha (tathâgatagharba), il se doit de la réaliser par un Éveil en dehors de toute forme de compréhension (le satori), car une compréhension est avant tout une -préhension, une prise sur, une fixation, une délimitation, un début d’objectivation. Encore une fois, entendons la « compréhension » distinctement de la prajna (paññā en pāli), car si le Bouddha invite à une connaissance de la véritable nature des choses, cette connaissance n’a rien à voir avec la sagesse au sens grec du terme, et n’est en rien une compréhension au sens latin du terme (cum-prehendere – avec-saisir). Toute objectivation implique un sujet distant du réel pour la construire. La compréhension en tant que phénomène reconduit indiciblement le règne du calcul.
Face à cela, le Zen comme la pensée heideggerienne permettent de visualiser la vie intense de la nature humaine qui se pose dans une certaine passivité, l’homme ayant-à-être et non étant-à-faire. Il s’agit par une ouverture à cet intime instant qui infuse dans son devenir de se dégager du primat impérial de la volonté.
Contre le monde du pur vouloir : une métaphysique de la réception
« Ce n’est pas tant la bombe atomique, dont on discourt tant, qui est mortelle, en tant que machine toute spéciale de mort. Ce qui, depuis longtemps déjà menace l’homme de mort, et non pas d’une mort quelconque, mais de celle de son essence humaine, c’est l’inconditionnel du pur vouloir, au sens de l’auto-imposition délibérée de tout et contre tout ». Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part.
Afin de comprendre le diagnostic critique du « pur vouloir » chez Heidegger, point décisif pour comprendre le moteur de la barbarie moderne, il est nécessaire d’entreprendre une rapide remarque sur l’approche conceptuelle attachée à ce « monde de la volonté », ce monde où le sujet impose son vouloir propre. Un détour dans la philosophie hégélienne, dans laquelle Heidegger reconnaissait sa dette, permet de comprendre ce qui se joue au sein de cette volonté qui réduit le monde tout en suggérant déjà son détachement possible. Face aux contradictions suggérées par les propres définitions de Hegel sur la volonté, à savoir une volonté qui « veut ce qui est » – pour le motif que « le monde est pour l’essentiel tout achevé […]. Ce qui est rationnel, divin, possède la puissance absolue de se réaliser effectivement, et s’est accomplie de tout temps. Il n’est pas impuissant au point qu’il devrait d’abord attendre le commencement de sa réalisation » (Encyclopédie des sciences philosophiques, La philosophie de l’Esprit, § 396) – le philosophe de Stuttgart pose une question essentielle : qui est le « je » de la volonté ? Il est ici inutile de s’aventurer trop loin, mais notons avec Catherine Malabou que le fait même de vouloir ce qui est implique de reconnaître une non-différence fondamentale entre l’être et la volonté. C’est ce développement qui arrive à son stade extrême dans le constat que fera Hegel : le monde, achevé, n’étant que ce que veut la volonté, et cela de tout temps. La volonté hégélienne ne ferait donc que se rencontrer elle-même, comme un sabre voulant se couper lui-même. Elle va perpétuellement vers l’être, son œuvre étant dans son mouvement. La réduction taxinomique de l’être à une faculté subjective de l’entendement se voit alors dissoute dans une vision bien plus large. Liant définitivement ce qui veut et ce qui est, établissant une délimitation ontique ferme, Hegel comprend tout à fait qu’il pense ici l’anéantissement du vouloir, et par là, en juste dialecticien, la contradiction possible de cette même négativité. C’est à ce titre que se pose une question profondément anthropologique, que Nietzsche traitera d’ailleurs sous une autre trame (celle du ressentiment) : que pourrait recouvrir un autre vouloir dans la volonté ? Une volonté qui se veut elle-même, en tant qu’elle veut ce qui est, ne désire-t-elle donc pas son éternel retour, un retour si incessant qu’il en vient à donner une consistance à la réalité ? La réalité ne serait-elle alors qu’un pur produit du vouloir ? Comme le dit Hegel, l’homme ne produit « que ce qui est déjà là », il donne son amplitude à la Raison. Il est en définitive vain de vouloir une altérité au-delà de ce qui est. Le commentaire de Malabou du texte précité indique la conséquence logique qui suit : « Vouloir ce qui est, c’est apprendre à s’attacher sans se fixer, apprendre à se détacher sans s’évaporer ni se dissoudre, épreuve qui, comme j’ai tenté à plusieurs reprises de le montrer, est celle de la plasticité […]. Vouloir ce qui est signifie alors reconnaître et vouloir l’ordre du monde comme le sien propre, comme ordre éthique, séjour et coutume absolus de la volonté. Sous l’influence de l’habitude, le lien de l’universel et du particulier se trouve intégré de façon formatrice à la volonté subjective, devient une disposition d’esprit (Gesinnun) pour agir. La répétition est le mouvement qui réalise l’idée ». En somme, Hegel dit ceci : vouloir, ce n’est pas vouloir quelque chose, mais plutôt vouloir que l’objet en question revienne, car c’est ce retour permanent de l’objet que la volonté veut qui permet de rendre compte du monde « tout achevé ».
C’est ici, au cœur de l’histoire prise par l’ontologie fondamentale, que demeure le danger anthropologique de la modernité, et non dans les abus successifs et finalement contingents de l’histoire politique ou économique.
On comprend facilement en quoi le passage est crucial pour Heidegger. La volonté s’accroche à la subjectivité, elle capture le monde pour le faire sien, elle l’ordonne comme une modalité de l’agir et du faire. La distinction entre Hegel et Heidegger, cruciale pour notre propos, tient en une conception de l’histoire radicalement différente : chez Heidegger l’Histoire n’est pas une prise de conscience progressive mais une régression. Ce qui importe pour Heidegger n’est pas l’extension de la conscience dans un vaste maillage de réalité, mais « l’éclair » originel de l’Être pour la présence humaine, pour le Dasein. Heidegger cherche à savoir comment, dans l’histoire, l’Être est reçu, et donc, par extension, comment une culture, des arts, des techniques peuvent servir de structures d’accueil (plutôt que de capture) de l’Être. Tout le problème de la pensée mécanique tient en cela : l’accueil de l’Être dans sa donation pure n’est pas rendu possible, l’ouverture à la présence ne se concevant que sous un mode pauvre d’amputation ou de captation. C’est d’ailleurs pour cette même raison que chez Heidegger l’essence de la technique se replie directement sur le sens de la technique. C’est ici, au cœur de l’histoire prise par l’ontologie fondamentale, que demeure le danger anthropologique de la modernité, et non dans les abus successifs et finalement contingents de l’histoire politique ou économique. Le monde du pur vouloir, qui est encore le nôtre, contourne cette métaphysique de la réception en faisant du monde un sien, en le considérant comme un « fond » disponible à épuiser. Gardons cependant à l’esprit cette idée hégélienne de non-fixation qui, loin d’être une indifférence, rend au monde une son épaisseur. Il se joue donc sur cette question de la volonté un point de rupture au sein même de l’histoire de la métaphysique, qui ne fait pourtant toujours pas encore sens. La volonté est conservée comme disposition cachée de la rationalité philosophique, elle est une modalité secrète, une posture de l’ombre. « Vouloir ce qui est », c’est faire le monde sans poser la question de la manifestation de l’Être, en captant le réel sans chercher à l’entendre. Heidegger n’écrivait-il pas dans De l’essence de la vérité que « ce qui est entendu n’est jamais soi-même sens ; nous n’entendons pas quelque chose en tant que sens, mais toujours seulement « au sens de… ». Le sens n’est jamais le thème de l’entente. » ?
Rappelons immédiatement que si Heidegger se situe dans une critique de la modernité cartésienne qui érige progressivement l’empire de la volonté et de la subjectivité, le tournant leibnizien dans l’histoire de la métaphysique est tout aussi crucial. Si Leibniz reconduit la question de l’être dans une confrontation avec le cartésianisme qui le précède, il est pour Heidegger le philosophe qui, par excellence, préfigure la modernité. Ce dernier envisage sa méthode de « destruction » de la philosophie comme une approche historiale visant à recueillir les signes de l’oubli dans l’histoire de la métaphysique. Il comprend ainsi toute l’importance de l’ars combinatoria de Leibniz dans l’achèvement d’une pensée du calcul. En Leibniz, toute la modernité comme « histoire de l’être en tant qu’étant » se condense comme une chronologie pliée qui promet son déploiement futur. Ainsi, le principe de raison développé par Leibniz porte une double fécondité : comprendre ce que nous sommes en tant que modernes, et se dégager de cette même modernité qui tenaille les possibilités poétiques. Sommet de l’onto-théologie qui fait de l’Être un étant-suprême, posant le « quelque chose » comme à la racine du questionnement philosophique (« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »), Leibniz a implicitement fait reposer toute sa philosophie sur une pensée de la logique, des correspondances, des rapports et des perspectives. Il ne peut accepter une absence de « pour-quoi ». C’est ici même que la pensée d’une ouverture qui joint Heidegger et le Zen peut fleurir. Il ne s’agit pas de poser une raison logique ou un motif du pourquoi, mais de recevoir ce par quoi il y a une manifestation. En écartant l’empire d’une rationalité conductrice d’une métaphysique de la volonté, Heidegger retrouve ici la fécondité des grands penseurs du Zen comme Suzuki : il ne convient plus de dire pourquoi une chose devient ce qu’elle est, mais d’entendre la chose en ce qu’elle est non-chose, en ce qu’elle se donne comme épiphanie totale, en ce qu’elle se montre sous la forme d’un retrait impliquant son Événement fondateur. Cet Événement, l’Ereignis, diffusion originaire du phénomène dont nous reparlerons, préoccupera le dernier Heidegger des Apports à la philosophie. Il ne s’agit plus désormais de fixer un produit de la raison sur la chose-qui-vient, de la quantifier, de poser son prédicat d’existence, mais de s’ouvrir à une présence sans dépôt. Ce terme même de « présence », largement utilisé dans le Zen, montre chez Heidegger un décentrement des focalisations leibniziennes. Les termes Das Answesen et die Anwesenheit désignent la présence comme le sens de l’être. Comme le note Alexandre Schild en commentaire d’un extrait des Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger, il s’agit dans le terme de présence « d’indiquer que le suffixe -heit de Anwesenheit doit être entendu non pas comme une pure et simple transcription du suffixe latin -itas, mais à l’écoute de son sens étymologiquement premier, soit de celui qui a permis sa dérivation dans « heiter [clair, lumineux, voire radieux] ». Et donc die Anwesenheit comme ce brillant éclat de « la présence » de « l’étant-présent » comme tel – qu’il le soit présentement », ou alors en son avoir été », ou encore son « à-venir », c’est à dire quel que soit le mode de son « aîtretée dans la présence » ». Face au monde de la volonté totale, de la volonté qui « veut ce qui est » dont Nietzsche semble être un des héritiers subtils, vient s’opposer un monde de présence ouverte, où l’attention est renouvelée sans cesse. Ce monde, c’est celui du Dasein plutôt que du sujet. Il ne s’agit plus de faire feu de tout bois, mais de savoir recueillir la chaleur qui vient.
Origine et simplicité : l’Être et la manifestation
« Simply the thing I am / Shall make me live ». Shakespeare, Tout est bien qui finit bien
Chez Heidegger, l’Être implique toujours la notion de manifestation. Au-delà des contours philologiques et surtout poétiques qui cernent la question, Heidegger ne fait pas de l’Être un état. La distinction entre Être et Non-Être n’est pas non plus une distinction d’ordre contradictoire. Le Non-Être, ou, pour parler dans la langue de la phénoménologie, le non-manifesté, enrobe l’Être, et avec lui la possibilité de sa manifestation, son principe sous-jacent. Ainsi, l’Être comme unité est un Non-Être positif. « L’oubli de l’être » n’est pas un caractère extérieur venant occulter l’être, mais il provient directement de celui-ci. Néanmoins, la Non-Manifestation a également son supplément caractéristique. Par sa distinction même elle ajoute quelque chose de plus, elle n’est donc pas exclusivement un Non-Être positif mais également ce qui sort du mode même de la manifestation, qui ne peut se concevoir sous le critère de l’exprimable, et donc qui ajoute une valeur d’indétermination. Une pertinente observation de René Guénon dans Les états multiples de l’Être nous permet d’insister sur ce point : « Le rapport ainsi établi entre le silence (non -manifesté) et la parole (manifesté) montre comment il est possible de concevoir des possibilités de non-manifestation qui correspondent, par transposition analogique, à certaines possibilités de manifestation, sans prétendre d’ailleurs en aucune façon, ici encore, introduire dans le Non Être une distinction effective qui ne saurait s’y trouver, puisque l’existence en mode distinctif (qui est l’existence au sens propre du mot) est essentiellement inhérente aux conditions de la manifestation (mode distinctif n’étant d’ailleurs pas ici, dans tous les cas, forcément synonyme de mode individuel, ce dernier impliquant spécialement la distinction formelle) ».
L’être est le néant en tant qu’il est ce qui se décèle, ce qui ouvre, ce qui recouvre sa qualité d’être ou, plus précisément, l’approche dans une interminable suggestion. Ce langage de la suggestion, poétique par essence, n’est pas sans rappeler l’usage même de la langue dans le bouddhisme, qui indique plus qu’elle ne statue.
Dans les Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger écrit : « L’essence du nihilisme consiste en ce que de l’être lui-même, il ne soit rien. L’être lui-même, c’est l’être en sa vérité, laquelle vérité appartient à l’être ». En définitive, l’Être ne possède aucune nature distincte, extérieure. L’Être est dans son retrait qui ne le qualifie pas en propre, puisque la vacuité n’est pas définitive de son apparition. Cela conduit à méditer sans cesse la valeur des ontologies. Penser la non-pensée n’est pas approfondir un impensable ou nier la pensée, mais demande de cheminer et de questionner par ce qui est hors des opérations analytiques de la pensée. L’être est le néant en tant qu’il est ce qui se décèle, ce qui ouvre, ce qui recouvre sa qualité d’être ou, plus précisément, l’approche dans une interminable suggestion. Ce langage de la suggestion, poétique par essence, n’est pas sans rappeler l’usage même de la langue dans le bouddhisme, qui indique plus qu’elle ne statue. La question de l’être est donc profondément abyssale (Der Abgrund). « L’être pur et le néant, c’est donc la même chose » dira Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (Questions I). Ce néant profond, c’est l’être de l’Être. Il n’est donc pas étonnant de voir peu à peu Heidegger abandonner la question de l’être qui retient encore sa philosophie hors de sa pente naturelle, et de se recentrer sur cette question de l’Ereignis, qui n’est rien d’autre que LE phénomène dans sa simplicité pure. C’est le terme qui, selon les mots de Heidegger, mènera toute sa pensée à partir de 1936. Ainsi, la pensée de l’Ereignis traitée dans les Apports à la philosophie permet à Heidegger d’accoucher des pressentiments contenus de manière mesurée dans Être et Temps (35) : « Manifestement, cela qui d’abord et le plus souvent justement ne se montre pas, cela qui, à l’encontre de ce qui d’abord et le plus souvent se montre, reste à l’abri en retrait, mais n’en est pas moins quelque chose qui fait essentiellement partie de ce qui d’abord et le plus souvent se montre, et même de telle sorte qu’il en constitue le sens et le fond ». Ce qui se joue derrière ce que Heidegger nomme « ontologie fondamentale » est à ce titre intéressant, puisque le délaissement progressif de la question de l’être, autrefois prioritaire, implique de questionner en amont ce qui permet à cette même question de se poser. Quel est l’événement qui rend possible le phénomène ? Dans le Shôbôgenzô zenki, le fondateur du Zen Sōtō Maître Eihei Dogen écrit : « Il y a la vie et la mort dans la manifestation d’une totale activité […]. Au moment de cette manifestation, puisqu’on est totalement activé par la manifestation, on la perçoit sans la moindre manifestation antérieure à la manifestation. Pourtant, l’avant de cette manifestation est “la manifestation de la totale activité” d’avant. Bien qu’il y ait “une manifestation de la totale activité” d’avant, celle-ci n’empêche pas “la manifestation de la totale activité” de maintenant. C’est la raison pour laquelle une telle perception se presse de se manifester ». Retrouver la simplicité pure de l’Evènement originaire sous le mode de la présence implique une critique solide de la volonté et de la subjectivité, en concédant à la multiplicité des états d’être sa valeur conventionnelle. Ce « tournant dans la phénoménologie » rend accessible un chemin d’Union, mystique, par lequel la langue poétique peut, enfin et à nouveau, être habitée.
Faire infuser le Néant : une mystique de la suggestion ?
« Oublie ton je, ne te perds jamais toi-même ! » Herber – Selbst
Mais de quelle « Union » parlons-nous ici ? Si le terme même de « mystique » concernant peut-être discuté, et il l’est, il est évident que ce qui recouvre l’expérience catholique échappe au monde oriental ou pré-socratique. Les premiers élans catholiques et militants du jeune Heidegger sont connus. Le dégagement progressif de l’esprit scolastique a rapidement pris chez Heidegger plusieurs visages : méfiance de l’alourdissement du christianisme primitif par la philosophie, envie de recourir à une vision neuve de la théologie, intérêt de plus en plus marqué pour la mystique de Maître Eckhart dont la légitimité au sein de l’Église reste discutée. Comment un catholique romain avide de décisions conciliaires peut-il concevoir, comme le dit le Sermon 11, un Dieu qui puisse naître dans l’âme de l’homme, que le Fils soit engendré dans l’âme, que la grâce n’opère pas mais trouve son œuvre dans son devenir, sortant de l’être de Dieu pour se loger dans l’être de l’âme… ? Heidegger tiendra d’Eckhart cette idée que l’Être séjourne dans son retrait, demeurant inaccessible dans son Néant. Notons donc que le statut d’une stricte « philosophie chrétienne » pour Heidegger devient pour des motifs rationnels très tôt intenable, idée qui le conduira à abandonner tout lien avec le christianisme au sens philosophique et à être nettement identifiable comme anti-chrétien dans ses Apports à la philosophie. La religion est donc rapidement éliminée, la théologie étant pour lui la science de la foi et la philosophie une science de l’ontologie. L’une ne s’impose pas à l’autre puisqu’elles n’ont pas la même tâche. De plus, Heidegger replace Dieu dans l’histoire de la métaphysique. Il entend ce « Dieu » des grecs jusqu’à Nietzsche, et donc le Dieu des chrétiens médiévaux, comme un suprême-Étant qui résorbe l’Être. Enfin, le divin est conçu chez le philosophe allemand comme un événement, il « vient » sans cesse dans sa manifestation. Il ne peut donc être caractérisé (comme le note d’ailleurs toute la tradition extrême-orientale). Un Dieu qui ne peut être caractérisé, ni se déposer quelque part (puisqu’il ne fait que « venir »), ne peut donc être un Dieu « contenu » ou reçu dans un contenant, et l’on comprend rapidement qu’une manifestation pure ne peut impliquer l’idée de Création, et encore moins celle de Révélation (puisqu’il s’agit dans le christianisme de révéler « quelque chose » de précis et de positif a minima).
Dans Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Philippe Capelle note pertinemment que chez Heidegger, la notion même de « trace » de Dieu est hors de toute antériorité, puisque c’est l’absence en elle-même qui fait trace en tant qu’absence, de même le « passage » de Dieu se confond avec l’Événement pur, et n’est pas un passage entendu comme quelque chose qui est déjà passé et dont on recueille les signes indicatifs. En somme, il faut toujours pour Heidegger que l’attente de Dieu soit rendue possible, et le fait même de caractériser Dieu, de statuer sur le contenu d’une Révélation, de délimiter les signes divins au sein même d’une onto-théologie, n’est pas acceptable. Il demeure cependant chez Heidegger de nombreux motifs théologiques inavoués, que l’on trouvera notamment dans la kabbale d’Isaac Louria et qu’il ne s’agit pas ici de répéter.
La pensée de Dieu n’est pas éliminée par Heidegger, mais elle revêt par un dégagement de la métaphysique du sujet son authenticité primitive, son soulèvement vers cet « au-delà de tout » dont nous parle Grégoire de Nazianze
Bien qu’il soit erroné de qualifier la pensée de Heidegger de mystique plus que de philosophique, c’est par cette sensibilité à la mystique que Heidegger trouve un autre point d’accroche avec le Zen, et plus généralement avec le bouddhisme ou le taoisme qui ont pensé la question de la négativité bien avant la naissance du christianisme. La religion détermine l’expérience de Dieu, et, en la bornant, la rend impossible. C’est donc toujours vis-à-vis de l’histoire de la métaphysique que Heidegger se place. Cette ouverture progressive est portée par la volonté de souligner ce qui, dans l’expérience du phénomène religieux, se donne originairement de manière adogmatique. Le don pur pose le fait divin comme phénoménologique. Capelle, dans un autre commentaire du plan de cours sur la mystique médiévale rédigé par Heidegger à l’été 1918, note ainsi que « le fait que l’Absolu mystique soit l’objet originel tient non pas à ce qu’il est provisoirement indéterminé, mais à ce qu’il est justement sans détermination. Comment donc penser la relation du sujet à ce qui est sans détermination ? Une seule issue apparaît : si le semblable ne peut être connu que par le semblable, c’est la théorie du sujet qu’il faut reconsidérer et c’est auprès de Maître Eckhart que Heidegger s’y emploie. Il y a « absoluité (Absolutheit) de l’objet et du sujet », au sens où leur unité est radicale ». Ce caractère d’absoluité est précisément ce qui dans la philosophie extrême-orientale permet d’approcher la notion de non-dualité. Rappelons que le bouddhisme Zen reconnaît Nāgārjuna comme son quatorzième patriarche. Il n’est pas non plus inutile d’insérer ici le propos d’Eckhart, dans l’un de ses sermons (Got hât die armen gemachet durch die rîchen) : « En Dieu n’est que « un » et « un » est indivisible, et celui qui saisit autre chose que « un », c’est une partie et non pas « un » : « Dieu est un » et celui qui cherche et désire quelque chose de plus, ce n’est pas Dieu, c’est une partie, que ce soit repos ou connaissance ou quoi que ce soit, autre que la volonté de Dieu, c’est en vue de soi-même et n’est rien ». La pensée de Dieu n’est pas éliminée par Heidegger, mais elle revêt par un dégagement de la métaphysique du sujet son authenticité primitive, son soulèvement vers cet « au-delà de tout » dont nous parle Grégoire de Nazianze. L’idée égotique d’un « je » personnel entendu comme substance ou comme finalité immanente et volontaire tombe d’elle-même. Pareillement, si le christianisme sort de l’individualisme par les hypostases (la Personne n’étant pas l’individu), la réfutation de la véracité d’une substance pure tenant en son fond l’identité réelle du phénomène (ātman) dégage Heidegger comme la vision extrême-orientale d’une confusion entre le Soi et l’égo, entre la dignité et la nature, et permet déjà d’étendre le caractère impersonnel accordé à l’individu à tous les phénomènes produits (comme le professeront plus tard les courants mahāyānistes).
Il est ici important de voir comment le Zen, par son angle ascétique et mystique, intègre pareillement la question du néant en s’ouvrant à la présence de ce même néant dont il fait l’expérience directe. Dans le bouddhisme, le dhyana (absorption « contemplative », recueillement) s’effectue en différents degrés. L’école mahāyāniste retient jusqu’à huit grands stades pour atteindre, dans le dépassement du dualisme entre l’Un et le Multiple et dans l’équilibre entre le samatha (tranquillité, concentration) et le vipashayana (vue profonde), la connaissance transcendante (« enstase » du prajna, connaissance première et nue). Le prajna représente parfaitement cette connaissance permettant une vision en une seule pensée, où les séparations s’effacent : il y a saisissement du connaissant et de l’objet en un unique point de pensée, qui se dissout lui-même peu à peu. Ces stades mystiques sont autant de purifications et de techniques de convergence de la réalité afin de passer à un autre stade de compréhension de la réalité (et non à une autre réalité en tant que telle). La négativité se conçoit donc par-delà les formes de l’entendement à la fois comme une ouverture (rassembler ce qui est épars) et une pure négativité (disparition dans la contemplation). Le vide bouddhique est donc une possibilité de divinisation synthétique, divinisation nécessitant une phase première de décantation du mental par des vérités provisoires mais nécessaires (upâya). Avec une certaine précaution, nous pourrions parler de la pratique de la vacuité comme d’une négativité radicale, car derrière Dieu ou le Soi, qui sont toujours des stratégies, il demeure toujours une vacuité profonde qui « porte » l’ensemble du monde et se localise dans l’esprit. Mais croire à une vacuité en soi est encore une illusion, car la vacuité elle-même est vacuité. Qu’est-ce alors que ce « vide » qui ouvre la présence ? Il est dit dans le Lankavatra-Sûtra : « L’existence réelle est là où ne s’élève nulle pensée de nature et de non-nature ». Le Dharma invite à une expérience directe de la transcendance profonde des notions d’être et de non-être (nâsty-asvti-vikalpa). Dire que les choses sont vides, c’est dire que leurs existences sont si essentiellement soumises à une coproduction mutuelle qu’elles ne peuvent nullement aboutir à la fausse notion d’individualité distincte. Le même Sûtra déclare : « Il n’existe ni l’un ni l’autre, ni les deux ». Toute discrimination dualiste et analytique (vikalpa) visant à concevoir une individualité est évacuée.
Il n’y a donc pas d’idéalisme bouddhique comme on tend souvent à le dire. En tant que négativité pure du monde des Idées, aussi bien modernes que platoniciennes, le bouddhisme refuse d’emplir les catégories rationnelles de la pensée spirituelle. Son « idéalisme » est si singulier qu’il cesse d’être un idéalisme comme on l’entend habituellement en philosophie occidentale. Le bouddhisme, en particulier dans son expression Zen, rejoint cependant certaines interprétations qui font de Kant un penseur sectoriel de la réalité (voir l’excellent Commentary to Kant’s Critique of pure reason de Norman Kemp Smith). Il y a une alternante distinction dans le geste d’adjoindre, d’une part, des qualificatifs à la chose en soi (faille dans laquelle s’engouffreront les fichtéens), registre relatif où la connaissance pratique (et donc morale) s’exerce, et, d’autre part, de fixer le domaine inconnaissable du noumène (qui reste cependant pensable). Kant et la pensée bouddhique procèdent à une dénonciation rationnelle des limites mêmes du réalisme. Ces approches doivent se comprendre comme étant toujours conduites par la question des fondements et des limites. Par extension, le langage du Zen – qui ressemble donc plus à une critique des fondements et des visées du langage qu’à un pur anti-langage – procède dans une mise en suspension consciente de sa propre effectivité à nommer l’en-soi, et cela afin de dire hors de l’expérience des phénomènes tout ce qui advient. Pour reprendre un célèbre koan : lever le bras est Zen mais au moment où je dis que mon bras est levé, ce n’est déjà plus le Zen. La quête du Divin est toujours-déjà hors d’une capture, elle s’approfondit en se dérobant à son objectif, elle se donne fondamentalement. Proche de cette vision dynamique où l’Un et la multiplicité se lient en se dénouant, Heidegger note dans son cours de 1936 sur Schelling que le « fond » divin de l’homme « veut donc être toujours davantage fond, mais il ne peut le vouloir que s’il veut en même temps ce qui s’éclaire davantage, et s’il tend par conséquent à s’opposer à soi-même, pour autant qu’il est obscur, si donc il aboutit ainsi en cette tension au contraire de soi-même, et si par là même il donne naissance en lui à une scission. Plus la scission est profonde (plus elle tend à s’approfondir en direction du fond), – devenant du même coup plus lumineuse (tendant davantage à l’unification) -, et plus les termes qui se scindent – fond et existence – se séparent et divergent l’un de l’autre, tandis que l’unifiant ressort plus intimement du fond, que l’union tend et progresse encore vers la lumière, que le lien se dénoue plus librement et que la multiplicité de ce qui est relié et assujetti au lien devient plus riche ».
Nous pouvons percevoir ici une sortie supplémentaire du régime barbare fondé sur l’agir. Nous pouvons nommer ce par quoi tient le désastre. Mais pour la première fois nous pouvons donner ce nom sans dire la chose, en suggérant les silences.
Le Zen, par son approche directe, nous permet de toucher au nerf de l’intériorité. Il invite à penser la philosophie dans sa longueur apophatique, insistant sur l’expérience pratique de ce Dieu-qui-vient tout en étant toujours-déjà-là. Tout comme la démarche philosophique qui conduisit Heidegger, la pensée accrochée au Zen n’a cessé de tendre vers une radicale « simplicité », vers l’appel d’un néant sans fin. Elle chemine par contournements et paradoxes successifs. Cette posture est loin de nourrir le nihilisme actuel. Elle porte au contraire une puissante promesse : retrouver dans un Occident plongé dans « l’inconditionnel du pur vouloir » une expérience ouverte de la transcendance. Si la théologie positive n’a eu de cesse de nourrir les propos creux du bavardage scolastique, il est probable que le Zen permette un nouvel accès aux traditions oubliées d’un « christianisme du néant » (théologie négative, hésychasme, pneumatologie). La philosophie de Heidegger, dont l’originalité n’a pas encore été digérée pleinement, sera un point de passage essentiel pour nous aider à comprendre ce qui se joue depuis cinq décennies dans l’implantation du Zen en Occident. Nous pouvons percevoir ici une sortie supplémentaire du régime barbare fondé sur l’agir. Nous pouvons nommer ce par quoi tient le désastre. Mais pour la première fois nous pouvons donner ce nom sans dire la chose, en suggérant les silences.
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire »
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus
Clément Sans.
Bibliographie :
- Philippe Capelle, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger. Cerf (21 septembre 2001). 283 pages.
- Maître Dôgen, Shôbogenzô, la vraie Loi, Trésor de l’Oeil. Sully. (8 tomes). Traduction du Yoko Orimo.
- René Guénon, Les états multiples de l’Être. Véga. 5e édition (10 août 2009). 140 pages.
- Georg Wilhelm Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome III : Philosophie de l’esprit. Vrin. 3e édition (13 mars 1992). 604 pages.
- Martin Heidegger, Apports à la philosophie : De l’avenance. Gallimard (17 octobre 2013). 624 pages .
- Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard. Nouv. éd (12 mars 1986). 461 pages.
- Le Dictionnaire Martin Heidegger. Sous la direction de P. Arjakovsky, F. Fédier, H. France-Lanord. Cerf (2 avril 2014). 1451 pages.
- Fabrice Midal, Conférences de Tokyo : Martin Heidegger et la pensée bouddhique. Cerf (23 février 2012). 160 pages.
- Shikshânanda, Soûtra de l’Entrée à Lankâ. Fayard (23 août 2006). 379 pages .
- Daisetz Teitaro Suzuki, Essais sur le bouddhisme Zen, Séries I, II, III. Albin Michel (4 juin 2003). 1248 pages.