Disparu il y a maintenant plus de dix ans, Julien Gracq demeure néanmoins notre contemporain. Tout se passe, en effet, comme s’il n’avait pas cessé d’écrire, de nous écrire. Cette douce illusion, nous la devons à Bernhild Boie – éditrice et amie de l’écrivain – qui ces dernières années a exhumé et rassemblé plusieurs manuscrits qui sommeillaient dans les fonds de la Bibliothèque Nationale de France où reposent les archives de Julien Gracq. Nœuds de vie, le nouvel inédit qui vient de paraître, décevra ceux qui espéraient découvrir la face cachée de l’œuvre gracquienne. On (re)trouvera donc un Julien Gracq tel qu’en lui-même : son regard lumineux et lucide sur le monde et ses paysages dans les deux premiers chapitres, puis ses réflexions sensibles sur la lecture et l’écriture dans les deux chapitres restants.
Grâce au concours de Bernhild Boie, ont d’abord paru en 2011 les Manuscrits de guerre que Gracq ne désirait pas faire connaître de son vivant. Trois ans plus tard, ce fut autour de Les Terres du couchant. Un roman sur le point d’être achevé que l’auteur avait malgré tout délaissé au profit de l’écriture d’Un balcon en forêt qu’il publiera en 1958 chez José Corti, maison d’édition à laquelle il restera fidèle. À l’image des précédents, Nœuds de vie, le nouvel inédit qui vient de paraître, décevra ceux qui espéraient découvrir la face cachée de l’œuvre gracquienne. Nulle originalité ici, mais la poursuite d’une entreprise qui, la page des formes romanesques définitivement tournée en 1961 avec Préférences, avait privilégié l’écriture critique, autobiographique ou peu s’en faut, résolument fragmentaire en tout cas, nous délivrant désormais des proses finement ciselées qu’elles découpent une portion de paysage ou qu’elles éclairent l’œuvre d’un de ses pairs. On (re)trouvera donc un Julien Gracq tel qu’en lui-même : son regard lumineux et lucide sur le monde et ses paysages dans les deux premiers chapitres, puis ses réflexions sensibles sur la lecture et l’écriture dans les deux chapitres restants.
Gracq, le voyageur intranquille
Du reste, cette compartimentation de façade n’entame pas l’unité du livre auquel Bernhild Boie a choisi de donner le beau titre de « Nœuds de vie », formule dont fait usage Gracq afin de désigner ce après quoi court sa plume, ici comme ailleurs, son projet si l’on veut. L’expression possède l’avantage de condenser à merveille la poétique de ce nouvel opus sans cesse à la recherche d’« une sorte d’enlacement intime et isolé, autour duquel flotte le sentiment de plénitude de l’être-ensemble ». Plus exactement, elle concentre le désir ardent de renouer avec le monde, d’accroitre « chez tout être, l’étendue de la surface de contact qu’il développe avec le monde et la vie ». Telle est bien l’expérience depuis laquelle tout s’organise, depuis laquelle au fond tout converge chez Gracq, si bien qu’au-delà de la disparité des notations et de la diversité des sujets traités dans Nœuds de vie une forme de continuité apparaît.
Gracq maitrise suffisamment l’art du coloriste et les techniques de l’enchanteur pour nous donner à percevoir leurs charmes et à éprouver leurs beautés
Ainsi, les superbes descriptions des paysages hexagonaux ne sont pas celles d’un géomètre. Ce sont celles du peintre qui dans la rudesse et l’esseulement de la vallée de la Loire « ouvre entre fleuve et jardins une promenade couverte, un bout du monde à la fois scintillant et fleuri », celles du voyageur intranquille qui écoute et donne à écouter la vibration des végétaux et des animaux de la forêt de Blois à la nuit tombée. De la sorte, qu’importe de connaître ou non les contrées et les bourgades traversées dont les seuls noms suffisent à provoquer la rêverie (Neuillé-Pont Pierre, Saint-Laurent en Gâtines ou Saint-Florent). Gracq maitrise suffisamment l’art du coloriste et les techniques de l’enchanteur pour nous donner à percevoir leurs charmes et à éprouver leurs beautés, comme lorsqu’il convie à pénétrer par tous les sens dans les hauteurs du village d’Écouves : « La montée est une plongée dans un silence acide et vivant comme l’odeur de la neige, un corail d’étoiles vertes où l’arôme des pins grésilles au ras d’un gravier blanc d’atoll, dans une légèreté ocellée et criblée de vitrail que promène le vent avec une douceur plumeuse d’algue sur le sable. » Ce qui préside à la venue de l’émotion pour Gracq, ce n’est donc pas tant la cartographie de l’itinéraire que les « affinités électives » qu’un esprit tisse librement – à la manière des surréalistes – avec les signes que lui offre le monde qu’il arpente. Mais un esprit attentif qu’abrite un corps toujours à l’affût de l’embrasure par laquelle tout l’espace redevient vivant, un corps noué à la vie sensible du monde.
En ce sens, Gracq ne peut que déplorer le rapport techniciste que l’homme entretient à présent avec son milieu au détriment précisément de cette liaison affective avec le monde, du « pacte, conclu et gardé avec les puissances chtoniennes brutes ». Férocement critique à l’endroit du tourisme de masse qui sévit en Suisse, désolée au-devant de lotissements surpeuplés et asphaltés, il en va à chaque fois des mêmes inquiétudes : l’abandon de la nature, l’exil de sa beauté et de son règne auquel mit fin le progrès humain dont les excès ont permis, par endroit, l’émergence d’« un monde entièrement refait de sa main à son idée [de l’être humain] ». Cette peur, l’écrivain français ne l’avait sans doute jamais exprimée aussi clairement. Peut-être lui fallait-il attendre de connaître la vieillesse sur laquelle il s’attarde à plusieurs reprises sans illusion aucune. Car si le grand âge implique un « raccourcissement de perspective », il invite du même coup à se concentrer sur l’essentiel – en l’occurrence sur les conditions dans lesquelles la vie demeure vivante et le monde habitable. Toutefois, la vieillesse ne conduit pas à l’aigreur ou à la nostalgie, même dans les beaux passages où Gracq songe avec tendresse à son enfance passée dans le village de Saint-Florent-le-Vieil. Elle l’incite à apprécier la valeur d’un contact direct avec la nature, à reconsidérer les actions les plus simples telles que l’écriture et la lecture dont sa pratique est devenue plus lente, plus savoureuse également, à mille lieux des précipitations adolescentes.
En lisant, en écrivant
Le grand âge l’incite à reconsidérer les actions les plus simples telles que l’écriture et la lecture dont sa pratique est devenue plus lente, plus savoureuse également, à mille lieux des précipitations adolescentes.
Deux actes pour Gracq sans lesquels il n’est pas d’épanouissement possible dans ce monde. Quelle joie, rappelle-t-il, que de déambuler dans les livres, de palper les volumes savamment rangés dans les bibliothèques, de les saisir comme l’on cueille son raisin, ravi déjà des délices qu’ils nous promettent. Quel plaisir ensuite que d’ouvrir le volume, de suivre aussi près qu’il est possible le mouvement des mots et de partager leur scintillement, notamment en poésie dont la « tâche essentielle est donc de mettre en contact immédiat les séries matérielles et mentales les plus éloignés, de préférence les plus incompatibles ». Il convient encore de nouer, vaille que vaille, de rapprocher les choses et d’expérimenter ce rapprochement dans le voyage, le paysage, la lecture ou l’écriture.
C’est à « la lumière réfléchie de [cette] dure expérience vitale » que Gracq écrit et qu’il consigne ses enthousiasmes et ses déceptions de lecteur comme il l’avait déjà fait dans En lisant, en écrivant (1980). S’il ne tarit pas d’éloges avec Colette, ce « merveilleux écrivain », ni avec Proust qu’il lui « arrive plus souvent que les autres écrivains, de rouvrir », il est cependant plus mitigé sur Montherlant dont l’agaçant moralisme ne peut faire oublier « la splendeur de la langue », partagé au sujet de Valéry dont le talent poétique « crève les yeux » sans pour autant qu’il n’ait jamais produit de grand œuvre. Plein d’affection pour Stendhal, enthousiaste à propos de Tolkien, il se révèle en revanche sans concession avec Cocteau – « cet emmuré de Paris » – et injuste avec Éluard lorsqu’il écrit : « Beaucoup de ces poèmes ne valent pas un clou, c’est trop évident pour qu’on insiste. » Qu’il célèbre ou qu’il fustige, toujours est-il que Gracq ne cède jamais aux facilités de la « lecture arrêtée » par laquelle, note-il, la critique manque généralement l’énergie propre à une œuvre. Il est vrai que l’activité critique ne consiste pas pour lui à s’arrêter sur les textes, ni à les arrêter pour les convertir en « champ d’investigations », mais à ressaisir leur coulée ou leur mouvement, à relater au fond « le voyage » d’un lecteur. Écrire dans « le courant de la plume », presque « à sauts et à gambade » comme chez Montaigne, s’est en définitive appartenir à ce que Gracq appelle « l’école buissonnière de l’écriture » qui, davantage qu’un groupe littéraire constitué, incarne une manière d’être et d’écrire, d’animer et de réanimer les textes comme les paysages, d’en chérir l’inarêtable vitalité.
L’« absence de plan » qu’implique un tel voyage lassera certains que ni l’expérience immédiate du monde ni la beauté de la langue qui la fait naître ne convaincront. Pourtant, « Il n’y a pas dans la fiction d’autre ‘‘vérité’’ que la justesse du rapport des parties à l’ensemble », d’autre vérité que le nœud entre une existence et un monde qu’un phrasé organise et transmet. Au reste, 29 cahiers intitulés Notules dorment encore dans le fonds Julien Gracq de la BNF nous prévient Bernhild Boie dans son Avant-propos. À la demande de l’écrivain, ceux-ci ne paraîtront que 20 ans après sa disparition. Nous voilà assurés de renouer avec la prose gracquienne dont l’éclat des descriptions paysagères et la souveraineté des développements sur la littérature laissent augurer quelques bonheurs de lecture. Patience, donc.
- Julien Gracq, Nœuds de vie, Avant-propos de Bernhild Boie, Paris, José Corti, coll. « Domaine français », 2021
Sylvain Teil Salanova